Temps de lecture : 11 minutes
Vous avez voté, et c’est donc la 2e invite d’écriture qui a gagné :
Tu es doté d’un pouvoir qui semble au premier abord assez inoffensif quoique plutôt pratique, mais qui est en réalité d’une puissance terrifiante. On ne peut rien te prendre contre ta volonté.
C’est un exercice intéressant pour moi qui suis habituée à écrire du roman – et même du long roman – que de me prêter à l’exigence des textes courts, type novella. J’ai dû beaucoup retravailler cette invite afin de trouver un rythme qui me plaisait.
(Merci beaucoup à Elise qui m’a aidée à mettre le doigt sur ce qui me semblait bancal !)
Et comme je n’aime rien faire à moitié, je me suis mis un second défi : ne jamais genrer la personne qui narre.
Bonne lecture !
J’avais huit ans lorsque j’ai découvert mon pouvoir. J’avais huit ans et j’étais en CM1 – parce que ma naissance a eu lieu en décembre et que je fêtais toujours mon anniversaire après la rentrée scolaire.
J’étais un petit insecte timide, caché derrière mes grosses lunettes et mon énorme sac à dos, enveloppé dans le pull en laine, l’écharpe, le pantalon trop large que s’étaient transmis mes adelphes avant de me le léguer. J’étais une cible facile.
Comme tous les jours, j’avais pris soin d’attendre le départ des élèves de CM2 pour quitter l’enceinte protectrice du CDI, endroit où je passais le plus clair de mon temps. Les livres, eux, ne se moquaient pas de mon strabisme, de ma voix fluette, du tremblement incontrôlable de mes mains. Au contraire, ils me présentaient des alter ego d’autres mondes : des parias devenus héroïnes, des orphelins promis à la grandeur, des enfants faibles transformés en adultes invaincus. Je rêvais avec ielles, espérant un jour connaître une fraction de leur destin. Je ne pouvais pas savoir, alors, que je les dépasserais toustes.
Mains crispées sur les sangles de mon cartable, le dos plié sous le poids des dix livres – le maximum autorisé – que je venais d’emprunter, j’avançais contre le vent. Mon nez coulait, la morve glacée commençait à me coller contre la lèvre supérieure, mais je n’osais pas lâcher mon sac pour trouver un mouchoir, utilisé ou non, dans l’une de mes poches. J’avais peur que le moindre mouvement ne me déséquilibre et que je tombe à la renverse. Je me voyais déjà comme ce malheureux scarabée que j’avais essayé de sauver pendant la récréation, incapable de se redresser malgré mon assistance dévouée.
C’est sans doute cette crainte qui me mit dans la désagréable situation que j’allais vivre. Je gardais le regard fixé sur le trottoir et progressais ainsi comme une créature bossue, dont l’excroissance dorsale comportait une mine de récits et d’aventures. Pour me donner courage, je m’imaginais comme mon héros favori du moment affrontant les Spectres d’Aquilon, des élémentaires aériens aux néfastes desseins.
J’aurais préféré croiser un Spectre plutôt que Zaza et sa clique. Du haut de ses onze ans, elle venait d’intégrer la classe de sixième – et son pouvoir se développait bien, selon ses professeurs. Zaza me détestait, à moins qu’elle n’ait décidé de faire de moi sa victime préférée pour d’autres raisons, auquel cas j’ignore si j’en connaîtrai un jour la teneur. À ce moment-là, elle voulait démontrer sa puissance à ses camarades : je reconnus quelques têtes de CM1 et de CM2, mais c’était la présence de troisièmes qui me figea.
— Hé, le cafard, arrête-toi !
Elle n’avait pas besoin de me le demander. Mes pieds refusaient de se décoller du pavé – et en levant les yeux vers le groupe d’enfants, je sentis mon cartable tenter de me faire basculer en arrière. Après une brève hésitation, je décidai de lâcher le sac afin d’éviter une chute qui me ridiculiserait plus encore.
— Parfait ! Tu t’mets en position pour que je montre c’que j’ai appris aujourd’hui !
Je rentrai la tête. La résignation s’installait déjà : Zaza ferait sa démonstration à mes dépens, gagnerait l’admiration de ses pairs et je rentrerais encore à la maison avec une nouvelle constellation d’ecchymoses sur ma peau pâlotte. Poings serrés, j’attendis. Il me fallut quelques secondes pour m’apercevoir que je flottais à dix centimètres du sol. Les professeurs ne mentaient pas : Zaza avait fait d’énormes progrès. D’habitude, elle usait de sa télékinésie pour faire pleuvoir des cailloux ou des ballons de peinture sur ma tête ; cette fois, elle parvenait à me soulever. Certes, je ne pesais pas bien lourd – sans doute une des raisons pour lesquelles elle avait décidé de me donner l’honneur d’être son cobaye.
Lorsque j’atteignis les cinquante centimètres au-dessus du sol, j’entrouvris la bouche, à deux doigts de la supplier de me reposer. Je n’y parvins pas. Elle continua. Sa nouvelle faculté se montrait rétive : elle fronçait les sourcils et son visage carré virait à l’écarlate. Pourquoi ne me relâchait-elle pas ? Puis je compris. Afin que la démonstration soit probante, il fallait que je me mette à hurler ou à pleurer. Mais pour une fois, je m’y refusais. Je ne voulais pas lui donner le reste de ma dignité.
Alors, elle poursuivit ses efforts. Quand mes pieds dépassèrent la frondaison de l’arbre voisin, je sentis venir l’évanouissement. Si elle me lâchait maintenant…
— Zaza, c’est bon, on a compris, pipa un des CM2. T’es très forte ! Fais redescendre Lu maintenant. Au cas où…
— Ça va pas ? On veut entendre des ouin-ouin ! rétorqua l’une des collégiennes.
— T’as compris, Lu ? Pleure un coup, et ce sera fini !
Une part de moi voulait obéir, juste pour que je puisse retrouver le plancher des vaches sous les semelles de mes baskets. Impossible pourtant de produire le moindre son. Quelque chose s’était verrouillé en moi.
— Hé, on a qu’à embarquer son sac, proposa un cinquième. Ça, ça l’fera pleurer !
Non, pas mon sac !, m’entendis-je crier dans ma tête. Moi qui voulais me plonger dans les Chroniques de l’Aquilon pour me remettre de mes émotions ! Non ! Non ! Aucun bruit ne sortait de ma bouche. Le gamin s’élança vers mon cartable. Et c’est là que mon pouvoir s’activa pour de bon. Alors que ses doigts allaient se refermer autour de la sangle, il y eut un flash et il fut propulsé en arrière. Déconcentrée, Zaza me relâcha et je chus.
Enfin, mes cordes vocales acceptèrent de fonctionner. Mon hurlement de terreur recouvrit ceux des autres enfants. Il y eut un craquement terrible quand je heurtai le sol et je perdis connaissance.
J’ai fini ma scolarité dans une chaise roulante, que je n’ai plus jamais quittée. Pendant quelques années, j’ai haï la pitié que je voyais dans les yeux de mon entourage. Pour ielles, j’avais une double peine. Des jambes dysfonctionnelles et un pouvoir ridicule.
Au moins, la solitude dans laquelle je m’enfermais me donna l’occasion de réfléchir à ce que je voulais. À ce que je pouvais faire de mon pouvoir. Je savais que les analyses des professionnels se trompaient. Ou plutôt, qu’elles sous-estimaient la portée de mes capacités. Je savais en mon for intérieur que ma capacité ne se résumait pas à une simple protection anti-détroussage. Seulement, sans exemples précédents de ce type de faculté, il était difficile de se faire une idée exacte.
Alors, je passai des années à y travailler, dans l’intimité de ma chambre adaptée. Je commençai avec des objets, des choses tangibles – souvent aux dépens des personnes que je côtoyais, c’est-à-dire ma famille, le personnel soignant… Je sais bien que ce n’était pas gentil de ma part et que j’ai provoqué quelques crises de nerfs et un certain nombre de démissions. Mais j’étais ado, dans une prison de solitude. Ça m’était égal.
Pendant ma convalescence, je ne fis pas grand-chose d’autre que lire. Je dévorai les Chroniques d’Aquilon jusqu’au dernier tome, puis je les relus depuis le début. Deux fois. Puis je passai sur d’autres œuvres de la même autrice, j’enchaînai sur d’autres ouvrages, plus seulement de fantasy mais aussi de psychologie, de philosophie, de physique – et je me penchai même sur quelques compendiums de tous les pouvoirs connus.
J’appris à cette lecture qu’il existait une flopée de capacités liées au fait d’être indétroussable, la plupart actives : mille yeux et de bons réflexes, un marquage surnaturel sur les objets en sa possession… Or, de ce que j’avais en mémoire, je n’avais rien fait. Quelque chose de passif avait réagi à la tentative de mes jeunes tortionnaires.
Ces informations en tête, je fis quelques expériences : si l’on tentait de me prendre mon livre des mains contre mon gré, un petit flash m’en défendait. À vrai dire, par rapport au vrai flash qui avait illuminé la scène de mon premier vol stationnaire, l’éclat lumineux qui éclairait ma chambre paraissait bien pâlot, un peu comme l’inattendu reflet de soleil capturé par la vitre d’une fenêtre qu’on referme.
Je testai ensuite d’autres hypothèses : si on voulait me prendre mon livre des mains et que je l’acceptais en mon for inférieur, nul flash n’interrompait l’action. Ma capacité n’était donc pas si passive que ça. À l’inverse, si je m’opposais – à haute voix ou dans l’intimité de ma tête – à ce qu’on prenne un objet dans ma chambre – même s’il était hors de ma portée –, la ou le responsable de ce geste le payait de ce petit courant électrique peu douloureux. Pour la plupart des membres de mon entourage, cet avertissement suffisait, mais je voulais voir ce qui se produirait si quelqu’un décidait d’insister.
L’un de mes garde-malades, Cal, avait compris plus vite que les autres que j’expérimentais sur la nature de mon pouvoir : je lui proposai de m’assister dans cet exercice et il accepta avec enthousiasme. J’avais reçu la nouvelle console de jeux en réalité virtuelle quelques jours auparavant – un de ces cadeaux de pitié que l’on offre pour se donner bonne conscience – et ne l’avais même pas encore déballée. En réalité, j’avais hâte de la tester, mais je préférais mener mes expériences… pour lesquelles la machine remplirait idéalement son rôle !
À ma demande, Cal rapprocha d’abord mon lit de la fenêtre de ma chambre afin que j’aie vue sur la rue. Il installa ensuite une table au milieu de l’allée – piétonne, je le précise pour les fanatiques du code de la route – et déposa la console dessus, encore dans son emballage, plastifiée de neuf, avec la vignette d’authenticité bien en vue. Puis il déposa un petit panonceau à côté d’elle :
« Prends-moi si tu peux. »
Je ne pensais pas que mon expérience aurait tant de succès. Toujours derrière ma fenêtre, je fixai ma console et me répétais : c’est ma console, je ne veux pas qu’on me la prenne. Il y eut d’abord des adolescents – dont quelques membres de la clique de Zaza, à mon grand plaisir. Les flashs s’enchaînèrent, sur la douce mélodie des « Aïeuh ! Ouille ! Mais ça fait mal ! Merde ! » et autres perles de vulgarité croissante.
Quelques téméraires tentèrent diverses stratégies : utilisation de pouvoirs, stratagèmes ingénieux… Cielles-là, les opiniâtres, finirent par sentir le brûlé. Chaque tentative augmentait la puissance du flash, tant lumineuse que physique. Lorsqu’un jeune homme vit sa frange se consumer lors de son douzième essai, il abandonna.
Pour ma part, je fermai le volet télécommandé et laissai Cal me tenir au courant de l’évolution de la situation : pouvais-je encore protéger ma possession si je ne la voyais plus ? Je n’eus même pas besoin du retour de mon aide-soignant, les cris m’indiquèrent que ma capacité n’avait pas besoin que je la surveille pour fonctionner.
Je rouvris alors le volet, entrouvris la fenêtre et hurlai :
— Cal ! À toi !
Dans ma tête, je me répétais : je veux que personne sauf Cal ne puisse prendre la console. D’autres gamins crurent que j’avais désactivé mon pouvoir et le payèrent d’une légère électrocution. Avec une mise méfiante, mon infirmier s’approcha de la console, tendit la main… et l’attrapa. J’aurais dû prévoir les réactions des enfants et ados : iels se jetèrent toustes sur Cal.
Je modifiai en panique la phrase que j’entonnais en mon for intérieur : je veux que personne ne puisse me prendre ni Cal ni ma console. Il y eut des flashs quand les mains avides tentèrent de s’emparer de la console – mais mon ami souffrit tout de même quelques coups. Lorsqu’il revint dans ma chambre, le nez en sang, un œil au beurre noir, une épaule déboîtée, je me sentis si coupable que je lui proposai de garder la console. Il rigola.
— Ça va pas ? Je me suis rarement autant amusé ! Et en plus, tu oublies mon pouvoir !
Sous mes yeux, il répara son nez, son œil et son épaule en posant son index et son majeur sur chaque lésion. Je grimaçai – ma blessure à moi était trop complexe pour les thérapeutes habituels. On m’avait dit que parmi les vingt les plus habiles je trouverais peut-être mon mécène… mais cielles-là n’avaient pas le temps pour des lambda comme moi. Iels s’occupaient des super-héros et héroïnes – ou de leurs Némésis – et des membres des gouvernements.
Qu’importe, me dis-je. J’avais obtenu confirmation qu’on ne pouvait rien me prendre qui m’appartînt si je m’y opposais, que ce soit dans mon champ visuel ou non. Pour autant, mon pouvoir ne s’appliquait pas à d’autres êtres humains, sans doute parce qu’on ne peut pas posséder d’autres personnes.
Au fil du temps, j’appris à jouer sur les formulations. Comme le Diable des monothéismes, comme les fae, les djinns, les kitsune et tant d’autres créatures du folklore, mon pouvoir s’accommodait de jeux de mots, de tournures aux multiples sens. Tant que la phrase dans ma tête comportait un refus de céder quelque chose – il était impossible que quiconque s’en empare.
J’arrivais sur mes trente ans quand une bande de super-vilains et vilaines s’en prit aux grandes banques. Leur assortiment de capacités les rendaient inarrêtables. Aucune technologie, aucun pouvoir ne parvenait à les stopper et toutes les entreprises bancaires, malgré leurs promesses et leurs systèmes de sécurité, durent s’incliner devant le brio de cette bande de malfrats.
J’eus alors l’idée de fonder mon entreprise : Coffre-Fort. Les super-héros, collectionneurs de tous bords, PDG et autres propriétaires commençaient à perdre confiance dans les structures habituelles. Ma société de gardiennage décolla donc plus vite que moi ce fatidique jour d’octobre où Zaza voulut tester son pouvoir. Bien vite, ma réputation s’installa : ce qui était mis sous ma protection devenait impossible à dérober.
Coffre-Fort devint la meilleure banque. Tout ce qui m’était confié restait en sécurité. Et une fois que j’eus obtenu le monopole du gardiennage, il devint impossible de me le prendre. Bientôt, je conservais dans mes entrepôts les objets les plus rares, les plus dangereux, les plus onéreux. Je protégeais des fortunes entières, des armes de destruction massive, des prototypes d’inventions de scientifiques fous. Avec l’autorisation de mes clients et clientes, je fondai des musées où j’exposais leurs possessions chéries – du moins, celles qu’iels avaient obtenues par des moyens légaux. Je m’acoquinai avec des nuisibles, j’assistai des braves, je marchandai avec des bureaucrates, si bien qu’un jour j’eus sous ma protection tout ce qui en valait la peine.
Alors, je décidai de m’approprier tout ce qui était déjà en ma possession. Du haut de mes gratte-ciel, j’observai mon monde s’entre-déchirer. Tout m’appartenait. J’instaurai un nouvel ordre mondial. Personne ne pourrait jamais me prendre la toute-puissance que j’avais acquise – pas sans mon consentement.
Et aujourd’hui, je vais découvrir s’il y a une limite à mon pouvoir, car aujourd’hui, j’attends une invitée particulière.
— Bonjour, Lu.
Je me tourne vers elle. Je ne pensais pas qu’elle prendrait cette apparence, pour moi. Au lieu de sa capuche noire recouvrant un vide insondable et de son habituelle faux, elle s’est donné les traits éthérés d’un Spectre d’Aquilon.
— Bonjour, réponds-je à la Mort.
— Il est temps.
— Et si je refuse de te céder ma vie ?
Elle penche sa tête vaporeuse sur le côté, comme un de ces adorables labradors qui ne comprennent pas la consigne qui leur a été donnée.
— Tu me l’as longtemps refusée. Aujourd’hui, tu acceptes enfin.
Je fronce les sourcils. Je ne m’y attendais pas, à celle-là.
— Ne t’es-tu jamais demandé comment tu avais pu vivre si longtemps ?
— Ah.
Je souris en comprenant.
— À moi de demander, relance ma funèbre interlocutrice. Pourquoi maintenant ?
Je réfléchis quelques secondes. J’ai vécu tous ces siècles sans même m’apercevoir que je refusais qu’on me prenne ma vie. Pourquoi, alors que je me convainquais que j’allais affronter la Mort, suis-je en train d’accepter de perdre ?
— Parce que je n’en peux plus. La seule limite de mon pouvoir, c’est celle de ma volonté.
Super cette petite nouvelle :) je me demandais justement quel serait le rapport à la mort... Le capitalisme personnifié n'est finalement qu'un-e gosse harcelé-e à l'école, c'est amusant de l'envisager comme ça.
Ou comment le pouvoir de garder ce que l'on a peut devenir tout prendre aux autres... Une parabole sur l'importance du don, un plaidoyer pour le partage équitable des ressources, un mythe de l'accumulation capitaliste primitive ?
Je suis très inspirée, d'autant que la notion de "prendre" m'est devenue particulièrement intéressante depuis que j'ai vu le film "Instinct" avec mon chouchou Anthony Hopkins, en anthropologue anarchiste radical. Je le conseille chaudement.