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« Ce n'est pas mon boulot ! C'est l'exact opposé de mon boulot ! » s’écria la Faucheuse alors que débutait l’accouchement de l'humaine.
— On s’en fiche !
Si la Faucheuse avait eu des muscles faciaux ou des globes oculaires, elle aurait écarquillé les yeux. À défaut, elle demeura immobile. La femme hurla, les mains accrochées aux barreaux, accroupie au pied de son lit.
— Maintenant que tu es là, aide-moi. Prends les serviettes, là, – elle lâcha son appui pour montrer une pile de linge plié sur la table – et mets-en une en-dessous de moi.
La Faucheuse s’exécuta tandis que la future mère agrippait de plus belle ses appuis, les jointures blanchies par la pression. Alors que le squelette déposait le tissu sur le sol, entre les pieds nus de la femme, elle se remit à crier de douleur, les traits déformés. Avec suspicion, la Mort observa le teint rougeaud qu’arborait l’humaine. Que signifiait-il ?
— Donne-moi la main.
Face à l’hésitation de son immortelle interlocutrice, la femme saisit d’elle-même son membre osseux et serra, si fort que la Faucheuse craignit un instant que ses phalanges se désolidarisent de ses métacarpes pour former un jeu d’osselets improvisé. Figée par l’incompréhension, elle attendit. Une partie d’elle se réjouissait de ne pas avoir de connections nerveuses, car elle aurait certainement souffert de concert avec l’humaine en travail.
Elle observa ce petit bout de vie pousser, gémir, rugir, pleurer, inspirer longuement puis haleter, broyer ses doigts durs et même supplier. Parfois, elle tombait dans une brève catatonie, le front appuyé contre ses mains, incapable de poursuivre l’effort, mais elle se reprenait vite, emportée par une détermination sans faille.
— Ça ne va plus tarder, grogna-t-elle enfin. Sois prête pour réceptionner mon enfant.
La Faucheuse avait jusque-là ignoré qu’elle pouvait ressentir la panique. Elle s’en serait bien passée. Elle serra les dents en un grincement odieux qui fit grimacer l’humaine et plaça ses mains sous l’entrée – ou plutôt, la sortie. Prise d’un sursaut, elle les retira aussitôt et les enroula dans une épaisse serviette. Elle n’avait ni peau, ni chair, ni muscles et ce contact froid et anguleux ne lui semblait pas correct pour un nouveau-né.
La femme esquissa un rictus reconnaissant et se concentra. Tête penchée, visage offert au plafond, elle écarta un peu plus les cuisses, sans quitter sa position accroupie. Peu à peu, la couronne apparut : le haut du crâne de cette fraction d’humain, déjà tout chevelu. La Faucheuse n’avait pas besoin de se pencher pour regarder : elle voyait par chaque parcelle de son squelette. La tête passa, puis le corps, tout menu, presque rachitique par rapport au reste. Autour de son cou, en écharpe morbide, s’enroulait le cordon ombilical.
— Je compte sur toi, souffla la mère, à deux doigts de l’inconscience.
C’était une mission, désormais. L’acte que n’aurait jamais cru commettre la Mort incarnée. Pourtant, concentrée, elle libéra la gorge du nourrisson. Dans sa main libre apparut sa Faux. La mère sursauta.
— Non, pitié…
La Faucheuse l’ignora. D’un geste gracieux, elle trancha le cordon, fit disparaître l’outil, noua le tuyau de chair. Ses doigts blancs coururent le long de l’abdomen de l’enfançon trop calme. Il n’avait pas encore appris à respirer et n’en aurait jamais l’occasion si elle ne l’aidait pas. Elle appuya sur ses minuscules poumons. Elle-même n’avait jamais eu de chair ni d’organes, jamais senti l’oxygène envahir ses artères. Dans cet instant, elle se surprit à jalouser cette petite chose inanimée. Elle lui donna une petite tape.
Un hurlement la récompensa.
L’enfant tenait de sa mère.
— Tu n’as pas fini, annonça-t-elle à la femme à bout de forces. Continue.
L’humaine obéit, puisant en elle pour expulser le placenta, achevant son œuvre. Pendant ce temps, la Faucheuse prépara un baquet d’eau tiède et rinça le nourrisson recouvert de sang et de déjections. Lorsqu’il fut propre, elle le posa dans le berceau et se dirigea vers la mère. Avec des gestes doux, les mêmes qu’elle employait pour guider les âmes qu’elle venait de faucher, elle aida la femme à se lever, la mena jusqu’au lit et l’allongea. Elle la toiletta de son mieux.
— Merci.
Sans répondre, la Mort récupéra le nourrisson bruyant et le déposa sur le sein gonflé. Après quelques tâtonnements, la bouche trouva le téton et un léger bruit de succion se fit entendre.
La Faucheuse resta là, immobile, fascinée. Ce n’était pas un spectacle dont elle était coutumière.
— Pourquoi étais-tu ici ? demanda la mère, les yeux cernés.
— J’avais deux âmes à faucher.
— Et maintenant ?
— En demandant de l’aide à la Mort elle-même, tu l’as battue. Je n’ai plus rien à faire ici.
— Ne t’inquiète pas, répondit la femme. On se reverra.
La Faucheuse aurait ri, si sa voix caverneuse s’y était prêtée.
— N’est-ce pas plutôt à toi de t’inquiéter de ça ?
— Pourquoi aurais-je peur, alors que je sais que c’est toi qui viendras nous chercher ?