Le masculin ne l’emporte PAS sur le féminin
L'écriture inclusive dans un roman - Partie 1 : Féminiser la langue
Et, de fait, bonjour à toutes mes lectrices (je ne vous oublie pas, messieurs, vous êtes juste minoritaires parmi mes abonnées) !
De la lisibilité de l’écriture inclusive
Toi qui suis mes pérégrinations romanesques, tu as dû remarquer que je pratique l’écriture inclusive dans ma newsletter, soit avec des doublets (« lecteurs et lectrices »), soit avec le point médian (« lecteur·ice·s »). Pourtant, ces deux solutions ne me satisfont pas : je les trouve lourdes et peu accessibles, notamment pour de nombreux handicaps, ceux qui nécessitent des aides à la lecture (par exemple les handicaps visuels) mais aussi des handicaps mentaux. Et l’une comme l’autre ne sont que des agrégations, des concaténations du féminin et du masculin : elles ne sont pas neutres.
Je suis donc en perpétuelle recherche de moyens pour rendre mon écriture plus inclusive et plus neutre, mais aussi plus féminine.
Je me permets cependant de préciser que je n’affirme en aucun cas que mes solutions sont les bonnes. Au contraire, je trouve que nous sommes dans une phase d’effervescence créative, d’enthousiasme inventif, et que toutes les propositions qu’on peut rencontrer méritent d’être constatées, utilisées, admirées !
La langue est vivante, la langue évolue, et elle saura conserver les formulations les plus pratiques et les plus plaisantes : le tout est de lui donner le choix, de faire mille et une tentatives, jusqu’à ce qu’elle trouve chaussure à son pied.
Réinventer la langue française ?
Tout ça, c’est bien beau, me diras-tu, mais l’écriture inclusive… dans un roman ?
Eh bien oui ! Si ce ne sont pas les romans, les œuvres d’art, les médias qui démocratisent l’utilisation de formes nouvelles, qui le fera ? J’ai appris il y a quelques jours que Rabelais avait inventé 800 mots dans son œuvre gargantuesque (merci Lala) dont par exemple, le mot « gymnaste » ; je savais que c’était le cas pour Shakespeare, friand de néologismes, mais nombre d’auteurs français s’y sont également essayés.
Si ces auteurs (tous masculins dans l’article cité ci-dessus, au passage) peuvent inventer des mots, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas expérimenter avec des pronoms, des accords et même des caractères. C’est peut-être moins ponctuel, mais ça se révèle plus utile au quotidien !
Et comment peut-on féminiser, alors ?
Je répugne à systématiquement accorder au masculin. S’il y a dix-huit femmes et un homme, pourquoi faudrait-il dire « ils » ? (D’ailleurs, pourquoi l’impersonnel dans « faudrait-il » est-il masculin ? Ou dans « il pleut » ?)
Je me suis donc renseignée afin de trouver des solutions qui se prêtent à l’écriture d’un roman. Parce que le point médian, c’est pratique, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus agréable à la lecture d’un passage narratif à mon goût : « Les grand·es chef·fes cuisinaient souvent avec des machines inventées un demi-siècle plus tôt. »
J’ai donc décidé de croiser plusieurs propositions. D’abord, un excellent article d’Alternatives Economiques (article payant, mais si vous n’avez encore jamais consulté d’article de ce média, il vous suffit de vous inscrire à la newsletter pour accéder à celui-ci – il va sans dire que je vous en recommande chaudement la lecture) : De nombreuses alternatives existent pour éviter un langage sexiste.
Il s’agit d’un entretien avec Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature française de la Renaissance à l'Université Jean Monnet (Saint-Etienne). Dans cet article, Mme Viennot commence par expliquer l’utilisation du point médian :
C’est une simple abréviation, en fait : elle permet de ne pas écrire les doublets en toute lettre mais de signifier en un seul mot les deux genres. C’est uniquement pour l’écrit, à une époque où l’on écrit beaucoup et où l’on veut aller vite. A la lecture, on dira « les étudiantes et les étudiants ».
Elle préconise d’ailleurs de ne mettre qu’un seul point médian : « les étudiant·es ».
Avec ce point, on veut exprimer « féminin + masculin », pas « singulier + pluriel ». […] Mettre un deuxième point, c’est faire comme si le féminin n’était pas capable de porter le pluriel, comme si le masculin devait reprendre ses droits avant que le texte se poursuive.
Mme Viennot dénonce la fameuse règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin ». Elle rappelle que cette règle a été inventée au XVIIe siècle : auparavant étaient utilisés les accords de proximité ou de sens.
Le premier se base sur le mot le plus proche pour déterminer quel sera l’accord. Racine écrivait ainsi dans Athalie :
Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières
Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières
C’est une habitude à prendre à l’écrit pour moi qui me suis fait surnommer « Fée Orthographe » pendant de longues années (pour ne pas utiliser une appellation beaucoup moins plaisante) et qui vais donc devoir déconstruire mes réflexes. En revanche, à la lecture ou à l’oreille, l’accord de proximité ne choque pas et me paraît plus agréable que le point médian.
L’autre accord possible est l’accord de sens : on accorde avec le mot qui semble le plus important, quelle que soit sa place. On pouvait par exemple écrire « Les infirmières et le tracteur sont tombées dans le trou » si l’on considère que les infirmières sont plus importantes, « sont tombés » si l’on juge plus important le tracteur.
Enfin, cette professeuse m’a fait découvrir nombre de termes dont le féminin existait, bien qu’on pense aujourd’hui qu’ils sont épicènes (c’est-à-dire qu’ils ont la même forme au féminin et au masculin) : jugesse, mairesse, notaresse, philosophesse, libraresse, orfèvresse, clergesse, administraresse ou administresse, jongleresse… Alors que Bescherelle disait au XIXe siècle :
Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, etc., on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc. mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions.
À se dégoûter du Petit Bescherelle…
Je me suis également intéressée à la publication sur Instagram de l’auteur Thomas Piet, dont voici un extrait (que j’ai découvert grâce à la comédienne Noémie de Lattre) :
L’auteur encourage à utiliser une langue plus féminine, ce que je tente de faire.
Et l’Académie française ? me diras-tu. Eh bien, elle n’a aucune autorité officielle depuis la Ve République, juste un droit de veto dans les commissions de travail sur la langue. En effet, depuis 1966 existe le Haut Comité pour la défense et l’expansion de la langue française, créé par Pompidou, et devenu la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), rattachée au ministère de la Culture. Donc, si vous me pardonnez l’expression : l’Académie française, je m’en tamponne l’oreille avec une babouche.
Et c’est loin d’être fini…
Moi qui pensais pouvoir évoquer mes réflexions sur l’écriture inclusive dans un seul mail, je me rends compte que je n’ai qu’effleuré le pic de l’iceberg… alors que ce texte tire déjà en longueur. Je vous donne donc rendez-vous la semaine prochaine pour une seconde approche de cette vaste problématique, cette fois davantage axée sur la neutralité, notamment pour l’écriture de personnages non-binaires.
Je recommande par ailleurs la lecture de ce (long) article sur l’écriture inclusive, qui en aborde l’aspect politique et féministe avec de nombreuses sources : L’écriture inclusive : parlons faits et sciences de Bunker D.
En attendant, n’hésitez pas à partager cet article s’il vous a plu, ou à me faire part de vos commentaires ou questions sur la question de l’écriture inclusive :
Bien vue l'idée de ne mettre qu'un seul point médian !!! J'en met toujours deux par habitude...
Je suis tout à fait d'accord avec toi sur le fait d'utiliser l'écriture inclusive dans ton roman!! C'est effectivement un des privilèges de l'art : aller en avant et faire évoluer les choses, pour que le reste du monde puisse suivre :) D'ailleurs j'ai terminé récemment un très beau livre (en anglais) de fiction dans lequel la majorité des personnes ne sont pas genrées et utilisent donc le pronom neutre e/em/eir. Ça m'a fait un bien fou !
Merci pour tes réflexions sur le sujet, j'ai hâte à la semaine prochaine.
Je note tout de suite : ne mettre qu'un seul point médian. Mais évidemment !!!
Encore un sujet que j'appliquais vite fait, de me savoir d'accord, mais sans avoir pris le temps de le creuser. Heureusement, notre Sublime Emma est là pour nous y faire voir plus clair !
J'ai enfin une ressource sympa à envoyer aux copains qui rechigner à écrire pour toustes.
Vivement la semaine prochaine :)