Les cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. Bien qu’on apprenne à les nommer dès un très jeune âge, on les connaît depuis la naissance. Ils sont les outils par lesquels on appréhende ce qui nous entoure.
Lorsqu’une œuvre parvient à éveiller l’un de mes sens, comme si je touchais la texture, sentais l’odeur ou entendais le son décrit, alors elle m’a tout à fait emportée dans son univers. Je ne suis plus en train de lire des lignes : je voyage avec les protagonistes, je vis ce qu’iels vivent, je vois à travers leurs yeux, entends à travers leurs oreilles et goûte ce qui touche leurs papilles.
Parmi les conseils donnés à cielles qui écrivent, le show, don’t tell anglais se retrouve très souvent. Il signifie « montre, mais ne raconte pas » et peut être difficile à appréhender. Les exemples donnés tournent autour du descriptif simple : « elle avait peur » raconte, alors que « son rythme cardiaque accéléra » montre (quoique pas très élégamment dans ce cas précis).
En réalité, je suis de l’avis qu’on peut raconter et montrer, que l’un fonctionne avec l’autre. Je dirais même qu’il peut être complexe de montrer sans raconter. Il faut pour autant se poser la bonne question : que raconter ?
Pour moi, c’est là qu’entrent en jeu les cinq sens.
À travers eux, à travers une description de sons, odeurs ou textures, racontés au travers de la subjectivité du protagoniste, on peut montrer. Au lieu de décrire de façon « objective » l’élément choisi, j’en parle selon l’échelle de références de l’héroïnǝ : ce parfum lui rappelle l’étreinte de sa grand-mère, ce bruit ressemble trop au hurlement du chien qui læ terrifiait…
Non seulement on peut alors présenter la situation aux lecteurices de façon immersive, mais cela permet en sus de donner ou d’insister sur des éléments de caractérisation du personnage.
J’utilise pour autant mes propres expériences : un ciel mystique, où les nuages ne laissent passer qu’un pilier de lumière sur une maison qui s’en voit auréolée, voilà un spectacle que j’enregistre dans ma mémoire d’écriture.
Ou bien le poil si doux de ce chat farouche, que je suis parvenue à attirer par des « ps-ps-ps » patients, sur le bord de la route. Ou encore l’amertume de mon thé noir au litchi préféré, que j’ai cette fois laissé trop infuser…
Et vient alors la triche, celle de l’autrice, celle qui autorise à décrire des sensations que je n’ai jamais vécues – voire qui n’existent pas dans notre monde ! J’associe des expériences sensorielles pour créer le cocktail que je veux faire goûter à mon lectorat.
Parfois, je m’inspire d’autres œuvres, parfois je module simplement l’intensité d’une sensation connue, parfois j’imagine l’effet d’un objet ou d’un aliment sur les sens en fonction des caractéristiques que je lui ai données…
Et parfois, je me base sur des images, des photos, des extraits, des citations qui m’ont interpellées, et que j’ai rangées dans un dossier consacré, auquel je reviens de temps en temps pour nourrir mon imagination sensorielle.
En voilà quelques exemples :
Ce masque vénitien agit comme un memento mori (« souvenons-nous que nous allons mourir ») par son aspect squelettique. Sa riche ornementation, ainsi que les bijoux et le costume auxquels il est associé renvoient à une ambiance fastueuse. Si le sourire grimaçant du crâne dissimule l’expression de son porteur ou de sa porteuse, on peut lire une note malicieuse dans l’œil visible…
Je suis souvent revenue à cette photo pour l’écriture du premier tome de Sublimes, car il comporte de nombreux éléments communs avec l’ambiance et les personnages. Il me suffit de croiser cet œil pétillant pour m’imaginer dans un bal masqué, entourée d’aristocrates affamés, dansant jusqu’au vertige ou l’inconscience, sur une mélodie de plus en plus frénétique… Il fait chaud, ou bien c’est mon corset qui m’étouffe, et les odeurs capiteuses m’emplissent les sinus. J’aurais sans doute mal à la tête si je n’étais pas déjà enivrée de ce trop-plein de sensations…
Cette demoiselle de saule, sculptée et façonnée par l’incroyable Anna & the Willow, trône dans mon dossier depuis bien des années. Elle a participé à l’inspiration d’éléments cosmogoniques, mais j’aime contempler l’image pour me transporter dans la forêt, sentir la brise qui caresse la joue végétale de l’archère, n’entendre que le battement de mon propre cœur et patienter avec elle jusqu’au moment où elle décochera enfin sa flèche…
Et enfin, ce belvédère abandonné, réclamé par la nature, me renvoie à un automne brumeux. L’humidité dans l’air s’infiltre sous ma chemise, je frissonne, assise sur la pierre érodée, qui s’effrite sous mes doigts… Non, ce n’est que la mousse qui s’est installée dans toutes les fissures, mais ne résiste pas à mes ongles impatients. J’ai froid – et j’attends.
Viendra-t-on enfin ?