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Aujourd’hui, j’ai 30 ans.
Entre la coïncidence – mon anniversaire qui tombe un mercredi, jour de newsletter – et le chiffre symbolique, j’avais envie de faire un joli mail.
Je me suis souvenue que, quand j’étais ado, j’avais trouvé un site qui proposait d’envoyer un mail à son « moi » futur. J’en avais écrit deux, un que je devais recevoir le jour de mes 18 ans et un que je devais recevoir à 25 ans.
(Je crois qu’à 15 ans, je pensais que je ne vivrais pas jusqu’à 30.)
Malheureusement, je n’ai reçu ni l’un ni l’autre. Il est possible que ce soit parce que le site n’existe plus entre-temps ou bien parce que j’ai changé d’adresse mail.
Tant pis ! Mais je peux écrire dans l’autre sens, au « moi » ado, à l’Emma de quinze ans. Et peut-être que vous y trouverez quelque chose.
(Sujets sensibles évoqués : automutilation, envies suicidaires.)
Chère Emma,
Tu fêtes aujourd’hui tes quinze ans et parfois tu as l’impression d’en avoir déjà cent cinquante.
Le monde, les gens, même ta famille te paraissent souvent – presque toujours – incompréhensibles, alors tu fais de ton mieux.
Tu essaies de ressembler à ce que tu devrais être et dissimuler toutes les noirceurs, les douleurs, les rancœurs et les pleurs. Tu coupes dans ta chair pour faire sortir la peine mais tu caches tes blessures et tes cicatrices. Oui, je parle avec tes mots intenses, mais c’est parce que ce que tu ressens l’est aussi.
Parfois, tu as envie de mourir.
Chère Emma, je sais que c’est difficile mais accroche-toi. Je sais que c’est le cas, puisque je suis là. Tu as bien fait, car les choses vont s’arranger.
Et les graines de ton bonheur futur sont déjà semées.
Tu as déjà la lecture et l’écriture. Tu as lu je ne sais combien de romans et tu en as commencé au moins une dizaine. Tu écris tous les jours sur des forums de jeu de rôle – qui t’ont apporté plus encore que cet entraînement créatif.
Car tu y as rencontré deux de tes meilleurəs amiəs. Iels t’accompagneront jusqu’à tes trente ans et, j’espère, pour encore le double d’années, le triple et davantage.
Oui, même si Maman t’a dit qu’on perdait de vue ses amiəs de lycée quand tu lui as fièrement dit que ces amiəs, tu les garderais toute ta vie. Iels ne comptaient pas comme « de lycée », parce que tu les as rencontréəs sur Internet.
Je t’assure que ça fait toute la différence.
Oui, les amiəs que tu côtoyais au lycée, tu les as presque toustes perduəs de vue… et c’est comme ça.
La plupart du temps, tu te sens perdue, tu ne sais pas qui tu es – mais tu comprends bien qui tu devrais être, alors tu essaies. Tu testes plein de façons de faire : un emploi du temps à la minute près, pour contrer ta tendance à bouquiner sans prendre garde au temps qui passe. Tu imites tes camarades, tu essaies même de fumer.
C’est normal, c’est l’adolescence. On apprend à être qui on sera.
Pour toi, c’est difficile. Tu es obligée d’apprendre et de retenir des choses qui paraissent intuitives pour la plupart de tes camarades – du comportement, des interactions sociales, des sous-entendus et des plaisanteries (moqueries ?) que tu ne comprends pas toujours, mais tu fais semblant, pour ne pas empirer le décalage.
À l’inverse, de nombreux savoirs qui te semblent évidents ne le sont pas pour tes pairs. Tu gaffes, parfois, et tu entérines ton image de Miss 20/20 qui est plus pote avec les profs qu’avec les autres élèves. Tes meilleures amies ont longtemps été la documentaliste du collège et les bibliothécaires, à la bibliothèque de quartier.
D’ailleurs, tu vas bientôt te rendre compte que tu es privilégiée à de nombreux niveaux – culturel, financier, familial. Tu as un bagage que d’autres n’ont pas : plus tu vas le prendre en compte, plus tu travailleras à déconstruire tes « ismes » déjà intégrés, à commencer par le classisme, et à en développer de nouveaux, comme le féminisme.
Tu as un mot de code avec deux amies, depuis le collège : toutes les trois, vous vous dites « intelligentes », un alias pour… « bisexuelles ». Vous aviez vu juste, même si ton orientation a varié pendant la décennie suivante. C’est normal.
Un conseil : chéris les étiquettes, parce qu’elles permettent de poser des mots sur des concepts, mais n’y attache pas non plus trop d’importance, parce que ranger dans des cases toutes les choses, les personnes, leurs orientations, leurs expressions, ce n’est pas une bonne idée.
Au contraire, vois les étiquettes, peu importe lesquelles, comme des agents de libération : ainsi, tu peux poser un mot sur ce qui est ton identité, à un moment donné. Tu peux changer d’avis et il en va de même pour tout le monde. Et ce n’est jamais à toi d’étiqueter autrui.
Les étiquettes servent à se libérer, pas à enfermer. Retiens-le, s’il te plaît.
Oui, tu as raison, tu devrais aller voir une psy. Tu iras, mais plus tard.
Et un jour, tu comprendras qu’une des raisons de tes difficultés, c’est que tu n’es « pas comme les autres ». Oui, tu l’avais deviné, en quelque sorte, mais tu te figurais héroïne de roman, magicienne qui n’a pas encore découvert ses pouvoirs, personne exceptionnelle.
Il se trouve que tu es autiste, comme environ une personne sur 160 (d’après les chiffres d’aujourd’hui). Quand tu l’apprendras, tellement de choses vont faire sens.
Ne passe pas trop de temps à imaginer ce qu’aurait été ta vie si tu l’avais su plus tôt. Les hypothétiques sont des parasites du bonheur.
Chère Emma, je sais que tu es incapable de t’aimer aujourd’hui. Alors je t’aime férocement, du haut de mes 30 ans, jusqu’à ce que tu y parviennes toi-même, quelque part dans les prochaines quinze années.
Joyeux anniversaire !
Emma
Quelle sensibilité dans cette lettre !
Les "2" Emma sont très touchantes.
Mon cœur pleure devant tant de bonté ❤️