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Je vous vois regarder ce titre et vous dire : « mais qu’a-t-elle encore inventé ? »
Et c’est une excellente question car c’est exactement ce sur quoi porte ce mail : l’invention de termes pour parler de son expérience.
Et l’injustice qui provient de l’absence de ces termes.
Avant de parler d’injustice herméneutique cependant, je voudrais parler d’injustice épistémique. Oui, je sais, épistémique, herméneutique, c’est quoi encore ces mots compliqués ? J’ai presque envie de dire qu’ils font partie de l’injustice que j’évoque, donc je vais commencer par les définir.
Épistémique vient du grec ancien epistémé, qui signifie « science ». L’injustice épistémique, c’est donc une injustice qui touche à la science, à la connaissance : l’inégalité d’accès à la connaissance en fait partie – mais pas que !
En effet, l’injustice épistémique inclut :
l’exclusion de la parole et la censure par la contrainte au silence,
la déformation systématique ou la mauvaise représentation du sens des paroles et contributions de certaines (catégories de) personnes,
le refus d’accepter la valeur de la parole de certaines (catégories de) personnes,
des distinctions injustes dans le rapport aux forces de l’ordre et une méfiance injustifiée.
Au sein de l’injustice épistémique, on compte deux types d’injustice distincts : l’injustice testimoniale et l’injustice herméneutique.
L’injustice testimoniale
L’injustice testimoniale, c’est l’injustice dans la réception et le traitement de la parole de quelqu’un. Logique : « testimonial » est lié étymologiquement à « témoin » et « témoignage ». C’est un type d’injustice qui est apparent lorsque quelqu’un est ignoréə, qu’iel n’est pas cruə à cause de son genre, sexualité, race sociale, handicap… ou plus généralement, son identité.
Il y a injustice testimoniale lorsque les plaintes d’une femme contre un collègue harceleur sont tournées en dérision.
Il y a injustice testimoniale lorsqu’on ignore la parole d’une personne marginalisée – parce qu’elle est marginalisée – alors qu’elle a été témoin d’une situation et pourrait donc donner des informations importantes.
Je dirais même qu’il y a injustice testimoniale lorsqu’on ne prend pas au sérieux la parole d’un enfant contre un adulte (ça fait partie de l’agisme et de la non-reconnaissance des enfants comme des personnes à part entière, notamment parce qu’iels n’ont pas encore forcément tous les mots pour s’exprimer à la façon des adultes).
Je pense que toutes les personnes qui ont été marginalisées pour une raison ou une autre me diront qu’elles ont été victimes d’injustice testimoniale à un moment où un autre de leur existence. Qu’on ne les a pas crues ou écoutées à cause de leur identité.
L’injustice herméneutique
L’injustice herméneutique est encore plus fourbe – et m’intéresse tout particulièrement, du fait de mon attachement pour la langue, l’étymologie, les néologismes… Bref, tout ce qui est linguistique.
Le mot « herméneutique » vient d’une de mes dieux préférés, Hermès, messager divin dans la mythologie grecque. L’herméneutique, c’est donc « ce qui concerne l’interprétation ».
Par exemple, on peut parler d’herméneutique religieuse pour décrire l’interprétation des textes sacrés. Quand on faisait des commentaires de textes au lycée, on faisait de l’herméneutique, puisqu’on cherchait à interpréter et expliquer.
L’expression « injustice herméneutique » désigne une injustice… dans la façon dont les personnes interprètent leur propre vie.
Oui, ce n’est pas encore très clair, je l’admets. Un exemple sera ici bien plus parlant.
Figurez-vous qu’avant les années 1970, le concept de « harcèlement sexuel » n’existait pas. Il n’y avait pas de mots pour en parler. Or, quand il n’y a pas de mots pour exprimer quelque chose… il est bien plus difficile de se confronter à son existence.
Je passe mon temps à dire que la première étape pour résoudre un problème, c’est de l’exprimer en mots. Parfois, l’énonciation suffit à la résolution – dans les meilleurs cas.
En tous cas, s’il n’y a pas de mots pour évoquer un problème, une situation, même un sujet banal… alors c’est presque comme s’ils n’existaient pas. Mais pas vraiment, puisqu’ils sont là, puisqu’ils ont des conséquences (sur la santé mentale, la santé physique, le bien-être, les conditions de vie, etc).
Pensez à 1984, dans lequel les mots sont vidés de leur sens, signifient une chose et son contraire, pour limiter les possibilités d’identifier ce qui pose problème.
Quand on n’a pas les mots, on n’a pas d’outils.
Jusque dans les années 1970, même dans une situation de harcèlement sexuel, une femme (j’accorde à la majorité) aurait eu des difficultés à exprimer son expérience en mots. D’après Miranda Fricker, une des chercheuses sur le sujet, ces difficultés ne sont pas un hasard : elles sont dues en grande partie à l’exclusion de la participation féminine à la construction du langage (journalisme, édition, université, droit, etc).
Si Fricker parlait surtout de l’anglais, je crois que c’est d’autant plus le cas en français : l’Académie Française, si masculine, s’est appliquée à supprimer de nombreux termes féminins (clergesse, mairesse, doctoresse…), à imposer la règle du « masculin l’emporte sur le féminin » (au lieu des accords de sens et de proximité usités jusque-là) et bien entendu ont continué à forger la langue française à l’aune de leurs préoccupations sexistes.
Reprenons notre exemple ci-dessus : la même femme qui a subi ce harcèlement sexuel, après l’introduction du concept, peut mieux comprendre ce qui lui arrive. Cependant, elle aura du mal à expliquer cette expérience à quelqu'un d'autre, parce que le concept de harcèlement sexuel n’est pas encore bien connu.
Ainsi, la vie « au féminin » est moins intelligible (compréhensible et exprimable) – pour les femmes elles-mêmes et/ou pour les autres – parce que les femmes ont historiquement exercé moins de pouvoir pour façonner les catégories à travers lesquelles les gens comprennent le monde.
Évidemment, cette analyse s’applique à de très nombreux groupes marginalisés.
L'injustice herméneutique se produit lorsque les expériences d'une personne ne sont pas bien comprises – par elle-même ou par d'autres – parce que ces expériences ne correspondent pas aux concepts qu'elle connaît (ou que d'autres connaissent). Et ce, tout simplement, parce que son identité a été exclue historiquement de certaines activités, comme la recherche et le journalisme, qui façonnent le langage utilisé par les gens pour donner un sens à leurs expériences.
Et à travers l’injustice herméneutique, il est bien plus facile de comprendre le boom d’étiquettes auquel nous assistons depuis quelques décennies.
Pendant des siècles, tant de groupes ont été si marginalisés qu’ils n’avaient même pas de mots pour parler de leur propre expérience.
Par exemple les termes qui désignent certains types de discrimination sont bien plus récents qu’on pourrait penser ! Les termes « validisme » ou « capacitisme » sont apparus dans les années 1980. « Raciste » et « racisme » dateraient respectivement de 1892 et de 1902. Le mot « sexisme » date des années 1960.
Pourtant, je pense que personne ne va me dire le contraire quand j’affirme que la discrimination contre les personnes handicapées, racisées ou sexisées date d’avant le 20e siècle.
Le mot « bisexuel » (dans son acception d’aujourd’hui, comme attirance sans distinction de genre) date du début du 20e siècle, celui de « transidentité » du milieu et celui d’« asexualité » de la fin du 20e siècle.
Pourtant, Sir Arthur Conan Doyle a écrit son personnage Sherlock Holmes (fin 19e) comme ce qui serait aujourd’hui considéré comme une forme d’asexualité (uniquement guidé par l'intellect et insensible aux désirs de la chair). Et je suis assez certaine qu’il y a eu des personnes bisexuelles, transgenres et asexuelles bien avant le 20e siècle.
Alors laissez-nous inventer tous les termes possibles pour parler de nos expériences individuelles du monde – oui, toutes les sexualités et genres de l’arc-en-ciel ! Oui, toutes les conséquences des divers handicaps, à poser en mots pour combattre l’injustice systémique ! Oui, toutes les façons de définir les différentes formes de discrimination envers les personnes racistes, sexisées, etc ! Oui, toutes les expressions de l’autonomie, de l’indépendance, du consentement, du vivre-ensemble !
Pour lutter contre l’injustice herméneutique, inventons des mots.
Il n’y aura jamais trop de mots. Le langage n’a pas de capacité maximum. Il n’y a pas de législation sur les mots.
La langue évolue pour nous permettre de nous exprimer et même si certainəs essaient de nous en empêcher, nous rirons et nous continuerons à inventer des mots et des systèmes, des façons d’inclure et des façons de s’exprimer !