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Je suis végétarienne et antispéciste.
« Quelle drôle de manière de commencer ton mail sur le cuir, Emma ! »
« Tu vas faire fuir le peu de lectricǝs que tu as, avec une telle introduction ! »
Je sais, je sais.
Je t’assure que je ne vais rien prêcher dans cet article, je voulais juste faire une petite mise au point. Car si j’évoque l’exploitation animale dans Sublimes, c’est à mots couverts, par une métaphore plus ou moins subtile.
« Plus ou moins subtile ? De qui te moques-tu ? L’anthropophagie, ce n’est pas ce qu’il y a de plus subtil ! »
(Je sais. Chut.)
Cet article n’a rien à voir avec ces considérations-là.
Non, je voulais juste signaler que j’ai beau refuser de porter du cuir animal, les sociétés et individus que je dépeins n’ont pas forcément les moyens ni même les conditions nécessaires pour effectuer ce choix.
La construction de mon monde me porte donc à réfléchir à la consommation de viande, à l’utilisation de produits et sous-produits animaux… notamment pour leur équipement.
Pourquoi du cuir ?
Je pense que tu te souviens encore de mes deux mails sur la forge : dans la lignée de ceux-ci, je poursuis l’élaboration de la panoplie martiale d’unǝ de mes protagonistes.
Sa lame en main, iel a désormais besoin de gants souples et solides, ce qui exclut d’office les gantelets en métal ou gants de plates.
Comme ce personnage se trouve dans un monde f, je dispose de liberté créative : j’aurais donc pu concocter un tissu ou un matériau inventé de toutes pièces.
Mon esprit carré se refuse cependant à cette capillotraction (néologisme formé à partir de « capillotracté », qui signifie « tiré par les cheveux »).
J’ai donc entamé une petite recherche en ligne sur « le cuir le plus dur ». Je m’attendais à ce que ce soit un traitement particulier du cuir bovin, ou à la limite un cuir d’écailles, comme celui d’alligator.
Rassure-moi, c’est le cas pour toi aussi ?
Première révélation
Eh bien, déchante avec moi : le cuir le plus dur du monde est du cuir… de poisson.
De raie à aiguillon pour être précise, en particulier la raie pastenague, appelée stingray en anglais.
Deuxième révélation…
(Et ce n’est pas fini !)
… le cuir de raie à aiguillon a un nom particulier.
(D’un autre côté, parler de « cuir de raie à aiguillon », c’est vrai que c’est long.)
Ce cuir s’appelle le galuchat. Comme les poubelles (bon, c’est moins glamour), le galuchat hérite son nom de l’artisan qui en a développé l’utilisation en France : Jean-Claude Galluchat, maître gainier de Louis XV, au cours du XVIIIe siècle.
On trouve cependant des utilisations du galuchat bien plus tôt, par exemple au Japon dès le VIIIe siècle. En Europe, ses premières apparitions datent du XVIe siècle.
C’est un cuir très particulier, que décrit ainsi la Maison du Galuchat :
À mi-chemin entre le cuir et le minéral, il présente un aspect lisse qui laisse apparaître de petites rangées de perles scintillantes. Chaque peau contient 1 ou 2 zones blanches allongées, appelée la “perle” de cette peau.
Troisième révélation
Le galuchat est un cuir à l’incroyable solidité malgré sa souplesse. Il est ainsi 20 à 25 fois plus résistant que les cuirs de bovins. Et de fait, il possède un indice de 4 sur l’échelle de Mohs.
Pour info, l’échelle de Mohs, inventée par le minéralogiste Friedrich Mohs en 1812, sert à mesurer la dureté des minéraux. Au niveau 1, on a le talc, friable sur l’ongle, et au niveau 10, le diamant… qui ne peut être rayé que par un autre diamant.
Le niveau 4 correspond à la fluorine, rayable facilement avec un couteau. À titre de comparaison, le bronze des radiateurs a le même indice (4), et l’émail dentaire a une dureté aux alentours de 5.
La Maison du Galuchat explique que « cette extraordinaire résistance vient de la texture microscopique de ses fibres qui sont croisées (comme un tissu), au lieu d’être parallèles comme sur tout autre cuir traditionnel ».
Du cuir réel au cuir fantasy
Après cette découverte, j’étais hautement satisfaite : non seulement, j’ai découvert un super-cuir, mais en plus il a une apparence particulière, qui correspond bien au style baroque et précieux de la société que je dépeins – et sa provenance est aisément adaptable à un univers de fantasy.
J’ai donc gardé l’idée de la raie ; j’ai simplement inventé un type de raie au cuir encore plus solide. Le cycle de reproduction que je lui attribue comme son apparence relient ce type de raie à la lune, nommée Tyr : voilà donc la tyrraie créée de toutes pièces – ainsi que son cuir, une denrée rare et précieuse.
Mise en pratique !
Si ça t’intéresse, voilà un petit extrait où est évoqué le cuir de tyrraie. Comme d’habitude, j’en ai censuré les passages qui révèlent trop d’éléments – et dans tous les cas, il est susceptible d’évoluer :
— Ma’ dit que tu risques de te faire couper les doigts sans quillons ou sans garde !
— Je me suis déjà battue, mes doigts sont toujours là, réponds-je en les agitant devant ses yeux.
— Tu as eu de la chance !
Je grimace. Elle n’a pas tort, et lorsque je pratique avec mon mentor, j’utilise les rapières d’entraînement, toutes dotées de gardes. Cette épée, dépourvue de protection, offre mes doigts aux attaques d’armes de taille. Plutôt que d’adjoindre un morceau inélégant à ma lame, je pense me munir d’une paire de gants ou de mitaines en cuir de tyrraie, dont mon ami m’a vanté l’exceptionnelle résistance, similaire à des gantelets métalliques.
— Peut-être… Si je peux obtenir des mitaines en cuir de tyrraie, ça ira, non ?
Mère et fille s’échangent un regard estomaqué.
— Oui, mais ça coûte tellement cher. Tu vas devoir attendre des années !
Une petite anecdote pour la fin
Un des types de galuchat provient de la petite roussette (famille de petits requins) et rétrécit beaucoup au séchage. Cette particularité lui a donné le surnom de « peau de chagrin » - qui est devenu shagreen (pour « chagrin ») en anglais !
wow c'est vraiment super intéressant, merci beaucoup !! J'adore apprendre ce genre de choses avec ta newsletter. Je doute que je puisse me rappeler de tout le vocabulaire et les différentes étapes pour créer une épée, mais ce knowledge nugget est super facile à retenir hihi
Petite idée/réflexion pour ton oeuvre : je suis maintenant armée de cette connaissance sur les raies et le fait que la tyrraie est une espèce inventée, mais ton lectorat non.
Je sais que quand je lis un livre non historique, je me demande toujours jusqu'à quel niveau les informations qu'on me donne sont "vraies".
Dans ton cas, le cuir de raie est bien le plus résistant des cuirs, mais ce n'est juste pas du cuir de tyrraie (qui n'est pas une vraie espèce) mais de stingray (désolée pour la version anglaise mais c'est quand même mille fois plus facile à écrire et à se souvenir haha).
Du coup peut etre même une note de bas de page ? Je ne sais pas trop comment faire pour ne pas alourdir ou sortir ton lectorat de ton univers, mais je sais que souvent je lis des livres et je suis frustrée par mes propres limites/connaissances du monde car je ne sais pas déméler la vraie information de l'adaptation pour l'oeuvre.
Hum je ne sais pas si c'est très clair ...