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Les nouvelles chaussures
Le jour où Magda découvrit qu'elle pouvait sauter de corps en corps, elle disparut.
Elle se retrouva soudain dans le corps du vendeur de chaussures, un jeune homme à l'énorme carrure, tout en rondeurs douces, qu'elle observait avec une fascination énamourée. Il était tout ce qu'elle n'était pas : il prenait de la place, le savait et l'occupait avec une joie sereine. Quand il lui avait demandé si elle avait besoin d'aide, elle avait perdu ses mots, comme souvent. Son doux sourire, sa patience avaient aidé Magda à oser un hochement de tête. Alors, sans se formaliser du mutisme de sa fluette cliente, le vendeur – Samuel était-il inscrit sur son badge – avait mesuré ses pieds pour qu'elle n'ait pas besoin de le dire et lui avait sorti, dans sa pointure, la paire qu'elle zieutait.
Évidemment, ça n'allait pas. Là, le rebord frottait la malléole. Et ses orteils étaient compressés. Magda avait besoin de pouvoir remuer ses orteils dans ses chaussures. Elle avait souvent envié leurs pompes aux clowns, se demandant s'iels agitaient leurs doigts de pieds comme elle, cachés. Ainsi, personne ne pouvait lui reprocher d’être trop remuante : ses orteils vivaient leur vie agitée à l’abri des regards.
Mais les chaussures n'allaient pas.
Samuel lui demanda son ressenti. Elle secoua la tête. Il sourit et annonça qu'il avait peut-être une paire qui lui plairait plus. Elle en doutait, connaissant trop bien ses propres exigences. Pourtant, il fit mouche.
(« Bzzz » commenta la conscience de Magda.)
Les chaussures étaient toutes douces à l’arrière, rembourrées, sans vilaines aspérités. Pas besoin de les lacer à chaque fois : après un réglage initial, elles se zippaient de part et d’autre. À l’avant, un léger renflement offrait liberté et confort à ses petits doigts de pieds. Mieux encore : elles étaient à la fois arc-en-ciel et pailletées !
La gratitude de Magda la submergea et soudain elle fut dans le corps de Samuel. Elle se sentit immense et lourde, mais à la fois légère comme un ballon. Surtout, elle se sentait infiniment calme, comme si la radio avait finalement attrapé la bonne longueur d'ondes et que les interférences avaient disparu. Plus de brouillard sonore. Plus de voix constante dans sa tête – sa propre voix, infatigable, toujours bavarde, s'était tue.
Magda s'était perdue. En arrivant dans le corps de Samuel, son esprit avait découvert un organisme différent, de la tête aux pieds. Elle ne se rendit pas compte qu'elle ne sentait plus chaque mouvement du tissu contre sa peau. Que l’éclairage blanc ne lui agressait plus les yeux. Qu’elle parvenait à faire abstraction sans peine – sans même y réfléchir ! – du brouhaha ambiant. Elle ne se rendit même pas compte qu'elle ne ressentait plus le besoin de remuer les orteils.
Elle occupait le corps d'un autre et elle s'était abandonnée en chemin.
Ce furent les chaussures qui la ramenèrent. Les chaussures arc-en-ciel sur les pieds de la petite Magda devant ellui, qui la regardait avec de grands yeux, emplis de perplexité. D'enthousiasme. Et de panique, soudain.
Magda-en-Samuel s'inquiéta aussitôt pour la petite fille assise sur la banquette. Étaient-ce les chaussures qui n'allaient pas ? La fillette ne répondit pas. Si. Elle répondait sans mots, en secouant la tête, puis elle se recroquevilla sur elle-même, les mains sur les oreilles. Samuel réfléchit un instant et s'éloigna. Il revint avec son manteau, un lourd vêtement, extrêmement ample et lourd. Il proposa à la petite de l'envelopper dedans. Timidement, elle hocha la tête. Quand elle fut emmitouflée, elle esquissa un sourire. Un véritable brouillon de sourire. Samuel s'en trouva si attendri, de cette reconnaissance silencieuse, qu'il se retrouva soudain dans le corps de Magda.
À sa place originelle.
Mais même si son esprit avait retrouvé son organisme, Magda n'était plus tout à fait Magda. Elle avait été brièvement Samuel.
Et Samuel avait été brièvement Magda.
Le vendeur et la cliente se regardèrent longtemps. Finalement, la tante de Magda revint, fronça les sourcils en voyant la veste de Samuel sur sa nièce.
— C'est pas vrai, elle vous a fait une de ses crises ? Sérieusement Maggy, quand grandiras-tu ?
Magda pouffa. Elle avait le souvenir d'avoir été immense. Plus grande que Tatie, même. Aussi grande que Samuel.
— Elle a été adorable Madame, elle avait juste un peu froid.
La tante s'apprêtait à rétorquer que le magasin était surchauffé, mais le vendeur ne lui en laissa pas le temps.
— Et il me semble qu'elle a trouvé des chaussures à son goût !
Magda hocha la tête énergiquement. Les chaussures étaient parfaites. Elle n’était pas sûre qu’elle les lécherait pour vérifier, mais elle n’osa pas le préciser.
— Oui Tatie. Samuel a été d'une grande aide. Nous reviendrons !
La tante jaugea Samuel, puis haussa les épaules. Elle ne comprenait pas cette enfant qui se comportait en bébé et parlait comme une adulte. Pour une fois qu’elle proposait d’elle-même de faire les magasins…
— Si ça te chante. Allez, viens. Allons payer. Retire les chaussures.
— Tu veux les garder aux pieds ? demanda Samuel à Magda, qui acquiesça d'un « ouiiii ! » ravi. Je peux vous encaisser quand même.
Quand tante et nièce quittèrent le magasin, Magda croisa le regard de Samuel, ce qui, étonnamment, ne lui donna pas envie de s'arracher la peau. Du moins, pas pendant les premières secondes. Il mit fin à l’échange de lui-même, avec un clin d'œil.
Magda avait découvert qu'elle pouvait sauter de corps en corps et elle avait disparu.
Mais elle était toujours là. Juste plus tout à fait la même.
PS : après avoir écrit cette histoire, je me suis aperçue que Magda et Samuel étaient clairement inspirés d’Ernest et Célestine, dont j’adorais lire les aventures quand j’étais petite.
N’oubliez pas que vous pouvez dès maintenant vous procurer mon roman, La Chimère, premier tome de la trilogie Sublimes !
<3 <3 <3
J'adore cette histoire toute douce !!