Peut-on écrire sans responsabilités ?
Entre auto-censure, police de la pureté et écriture libre
Temps de lecture : 8 minutes
Lorsque j’ai écrit Sublimes, j’avais en tête un public adulte, car certains thèmes et certaines scènes sont assez dures et/ou demandent une certaine maturité. Pourtant, mon éditrice m’a indiqué qu’elle le destinait à un public jeune adulte.
Il s’agissait d’une décision surprenante à mes yeux, mais cet étonnement n’a pas duré : en soi, le roman évoque des initiations, des passages à l’âge adulte, qui toucheront nécessairement de jeunes personnes.
Pour ma part, je lisais dès 11-12 ans des œuvres destinées aux ados voire aux adultes, notamment parce que ma curiosité sans bornes et ma tendance aux cachotteries me poussait vers les œuvres qui n’étaient « pas de mon âge ».
Une question s’est alors posée : à quel public puis-je recommander mon roman en bonne conscience ?
Et, bien évidemment, de celle-là ont découlé une foultitude de questions supplémentaires, qui se résumaient en une grande problématique : quelles sont les responsabilités des auteur·ices de fiction envers leur lectorat ?
Pas de responsabilités !
Voilà une réponse que j’aurais pu donner moi-même il y a une décennie : un·e artiste crée, c’est tout. Quelle idée de vouloir se mettre des responsabilités qui n’ont pas lieu d’être ?
C’est une idée séduisante que de se dire que la création d’œuvres de fiction nous exempte de toute responsabilité. On crée, et puis voilà : pas besoin de se soucier des conséquences de ses œuvres sur le public !
Je pense que c’est une position assez commune, associée à la liberté artistique, la liberté de création, la créativité sans entraves.
Pourtant, je ne suis pas d’accord.
La fiction peut profondément influencer son public, surtout le jeune public (car la plupart des zones du cerveau n’arrivent à maturité que vers 25 ans) :
Elle peut jouer sur la perception de soi (par exemple, si tous les personnages codés queers sont des antagonistes, les jeunes queers peuvent développer une pauvre estime d’elleux-mêmes).
Elle peut offrir des modèles de comportement, tant positives que négatives : le cliché de la demoiselle en détresse apprend aux petites filles qu’elles doivent attendre de se faire sauver par un homme, les scènes où le personnage masculin embrasse de force le personnage féminin mais qu’elle apprécie sont dangereuses pour la compréhension du consentement, mais la représentation d’une communication fonctionnelle et de réconciliation invitent à l’ouverture avec ses proches…
Elle peut servir de mode d’emploi pour les relations ou la compréhension des normes sociales (notamment pour les jeunes autistes mais pas que).
Elle permet de comprendre des thèmes complexes, comme la violence, la discrimination, la maladie (et c’est chouette de voir qu’il y a de plus en plus de livres jeunesses qui abordent ces sujets).
Elle peut participer à un éveil émotionnel ou sexuel, en aidant les pré-ados et ados à décrypter et naviguer leurs émotions ou les transformations de leur corps.
Ignorer la sensibilité et la vulnérabilité du public adolescent et adulescent n’est pas une bonne chose.
Pour autant il faut faire attention à ne pas virer vers l’adultisme, une forme de discrimination envers les personnes mineures… qui leur nie en substance leur auto-détermination et leur agentivité.
Il faut à la fois savoir que ce public mérite d’être protégé… et traiter ses membres comme des personnes à part entière.
C’est pourquoi, même si on rejette la notion de responsabilité, ce qui est légitime, il faut savoir accepter que ce qu’on écrit aura nécessairement des conséquences.
À mes yeux, c’est là qu’est une première responsabilité : avoir conscience autant que possible des conséquences négatives (représentations néfastes, alimentation de clichés ou de stéréotypes sociaux) et faire en sorte de les contrebalancer, nourrir, de les intégrer dans une critique…
Des responsabilités, oui, mais uniquement légales
Une réaction possible et logique à l’évocation des responsabilités des auteur·ices de fiction est de considérer qu’elles sont uniquement contenues dans les contraintes légales.
La loi encadre en effet un certain nombre de responsabilités chez les artistes : le droit d’auteur les protège, mais à l’inverse, des lois régissent également ce qu’on peut inclure dans nos œuvres, de fiction comme de non-fiction.
Il existe ainsi des législations portant sur la diffamation, sur les contenus obscènes (la limite entre érotisme et pornographie, par exemple – épineux sujet !) et sur la protection des personnes mineures (la représentation de personnages mineurs doit respecter certaines règles, notamment dans le cas de sujets sexuels), mais aussi tout ce qui est contenu haineux et discriminatoire ou plagiat.
Cependant, il ne faut pas oublier que la loi peut être exploitée d’une façon ou d’une autre. Celles portant sur la protection des personnes mineures ou sur l’obscénité ont par exemple été utilisées pour (essayer de) censurer des œuvres queers. On peut citer le roman graphique Fun Home d'Alison Bechdel, contesté dans un lycée aux États-Unis en 2005.
De fait, la loi permet d’encadrer des contenus sensibles, comme en témoigne le débat autour des œuvres de Bastien Vivès, mais la question de la censure versus celle de liberté artistique ne se résout pas facilement.
La responsabilité peut alors prendre d’autres chemins que la censure, en informant (par exemple avec des avertissements en début d’œuvre), en protégeant, en limitant (par exemple avec un âge minimum recommandé).
La responsabilité se traduit par une auto-censure, une « police de la pureté »
C’est une position que j’ai pu observer : le lissage des œuvres, éviter tout sujet controversé, soit une forme de censure préventive qui permettrait d’éviter des réactions négatives. Ainsi, les auteur·ices pourraient préserver leur réputation et éviter les conflits.
À mes yeux, c’est une façon fallacieuse d’embrasser la question de la responsabilité. Même si les motivations sont valables, l’autocensure n’est pas une solution.
Car taire un sujet par peur des réactions, c’est en faire un tabou.
Or, plus un tabou est ancré, plus il est difficile de l’évoquer – et donc d’apporter des solutions à cette problématique. Au contraire, quand un sujet est abordé, que ce soit de façon maladroite ou provoquante, il est là : il peut être discuté, controversé, débattu… ce qui est un point de départ nécessaire pour toute évolution !
Surtout, je trouve que l’autocensure provient souvent d’une sous-estimation de l’intelligence du lectorat. De toute façon, il y aura toujours des personnes qui n’apprécieront pas ou qui interpréteront de façon erronée.
Il vaut mieux compter sur l’intelligence de son public que de s’autocensurer.
Ma vision artistique est ma seule responsabilité
L’idée romantique de l’artiste en tant que génie solitaire est très présente dans l’imagerie populaire. Selon celle-ci, les artistes n’ont pas de responsabilités envers leur public, mais uniquement envers leur art : il doit répondre à leur vision et existe hors du monde et de la société.
Or, on le sait, aucune œuvre ne nait hors du monde et de la société. Elle est créée par un individu, qui vit dans un cadre, une époque, un lieu donné : des paramètres qui influencent nécessairement sa création et son œuvre.
Ensuite, une fois qu’une œuvre est rendue publique, la réaction du lectorat est difficilement prévisible – de même que l’impact social de l’œuvre. La vision de l’auteur·ice peut donc être transformée, amplifiée, détournée, peu importe ses intentions de départ.
Quelques exemples d’interprétations « inattendues » :
Classique : Roméo et Juliette est une tragédie, qui montre les conséquences désastreuses de haines aveugles et de l’enthousiasme irréfléchi d’amours adolescentes. Pourtant, encore aujourd’hui, elle est interprétée comme l’essence de l’histoire d’amour romantique…
Le roman Fight Club de Chuck Palahniuk a été interprété par certain·es comme une justification de la violence plutôt que comme une critique de la société de consommation…
Sans oublier Lolita de Vladimir Nabokov, dont l’interprétation va à l’encontre des intentions de l’auteur : le terme « lolita » désigne aujourd’hui une « très jeune fille qui suscite le désir masculin par l'image d'une féminité précoce », voire d’une « jeune fille aguicheuse », alors qu’il s’agit à l’origine d’une satire de l’obsession sexuelle masculine…
Alors, peut-on prendre en compte cet aspect imprévisible de la réception et considérer que c’est notre responsabilité ?
Ça me paraît difficilement exploitable : comment prévoir l’imprévisible ?
Responsabilité rime avec limitation de la liberté d'expression artistique
Logiquement, l’étape suivante, c’est de se dire qu’en vertu de cette notion de responsabilité, on restreint sa créativité en s’imposant des limites.
C’est le principe des règles.
Or, les règles ne sont pas forcément des entraves. Au contraire, de nombreuses œuvres parmi les plus belles des corpus classiques respectent des formats extrêmement codifiés !
Johann Sebastian Bach a ainsi composé des fugues dont le génie n’a jamais été contredit – et il existe peu de types de compositions plus codifiés et régulés que les fugues. Sans entrer dans les détails, les fugues doivent répondre à des plans et des règles précises, tant dans la structure du morceau que dans l’enchaînement des modulations. Il s’agit d’un exercice d’une grande virtuosité dont les règles ne limitent en rien la créativité : au contraire, ce sont à travers ces règles que s’exprime la beauté artistique.
De même, Jean Racine a écrit ses tragédies en alexandrins, un mètre poétique également très codifié – et il en a fait de véritables master class, avec des tubes comme Phèdre ou Andromaque dont la structure sévère exacerbe l’impact et l’émotion.
Les règles en soi ne limitent pas la créativité. Elles sont une portée, elles sont une charpente, elles permettent de se mettre au défi, de développer des solutions plus inventives que si elles n’existaient pas.
Bon, peut-être que c’est mon autisme qui parle beaucoup dans cette section (l’amour des règles, tout ça), mais je n’en démords pas : on parle bien de « règles de l’art » !
On peut donc voir sa responsabilité non pas comme une limite mais comme un nouveau puits d’inspiration et d’expérimentation, pour s’orienter vers une création plus éthique. Tout dépend de ce qu’on veut transmettre par son art.
Et moi ?
Pour ma part, j’ai décidé que mes responsabilités se résumaient à :
Limiter les représentations erronées et stéréotypées (en faisant des recherches spécifiques, en ayant recours à des lecteur·ices sensibles) et, au contraire, essayer d’en sortir au maximum pour permettre d’étendre ou de remettre en question sa perception du monde.
Recommander mes écrits aux personnes qui peuvent les recevoir de façon positive. Par exemple, je ne recommande pas mon roman aux moins de 16 ans – mais, évidemment, je ne peux pas leur interdire et je sais que j’ai lu des œuvres plus dures que Sublimes avant mes 15 ans, donc c’est tout à fait possible.
De même, un avertissement en début du roman indique la présence de scènes de violences sexuelles, physiques et psychologiques, afin d’en épargner la lecture aux personnes qui ne les tolèrent pas.
Écrire ce que j’aimerais lire, écrire ce que j’ai envie de raconter, écrire parce que c’est ce qui m’apporte de la joie et du bonheur.
Et si tu doutes encore sur la pertinence d’ajouter Sublimes à ta liste de lecture, j’ai une bonne nouvelle pour toi : j’ai créé un quiz en ligne qui t’aidera à prendre ta décision !
Il ne prend que quelques minutes à compléter et tu auras une réponse 100% scientifique (😇) pour déterminer à quel point ce roman pourrait te correspondre.
This was a very engaging piece. What is your opinion regarding people who tell the stories of marginalized or oppressed groups to which they do not belong? (I didn’t get a chance to read the whole thing, so you may have answered this already.)