Temps de lecture : 5 minutes
(Non, ce n’est toujours pas la Société Civile Immobilière.)
J’ai déjà flirté avec le sujet de la SCI, en avril et en juin dernier. Je compte sur ta mémoire pour me restituer très exactement dans quel contexte je l’avais évoquée.
Comment ça, il faudrait d’abord que tu te souviennes de ce qu’est la SCI ?
(Ça fait beaucoup de « SCI » en quelques lignes, ma parole.)
Très bien, je vais recommencer depuis le début.
La SCI… ne s’appelle pas comme ça en français. Il n’y a vraiment que moi pour en faire un sigle. Il s’agit de la suspension consentie de l’incrédulité. Est-ce que ça te parle, maintenant ?
J’avais mentionné ce concept lorsque je te décrivais la construction de ma cosmogonie, puis dans la recherche dédiée au kraken. Ceci dit, si tu n’en a aucun souvenir, ça m’arrange, puisque c’est le sujet de mon mail du jour.
C’est Samuel Coleridge, poète et critique britannique du début du XIXe siècle, qui théorise en 1817 la « willing suspension of disbelief » dans sa Biographia Literaria. Ainsi, l’auteur appelle à « cette suspension volontaire de l'incrédulité pour l’instant qui constitue la foi poétique » : lors de la lecture, on s’abandonne temporairement à la vision du monde de l'auteur, assez longtemps pour apprécier l'œuvre.
Coleridge exploite ce concept dans ses propres poèmes, dont « Rime of the Ancient Mariner ». Les lecteurices doivent accepter la véracité du récit de l’ancien marin. Pour ce faire, le poète commence l’histoire en territoire familier – un navire explorant les déchets gelés de l’océan – puis plonge peu à peu son lectorat dans les rencontres surnaturelles du marin.
Avant Coleridge, Horace, poète romain, et Shakespeare, dramaturge anglais, avaient – chacun à leur façon – évoqué le sujet. Le premier, dans son Ars poetica, se penche sur la correspondance entre la peinture et la poésie ; le second en appelle au public dans le prologue de sa pièce Henri V :
[...] nous mettions en œuvre les forces de vos imaginations. [...] Suppléez par votre pensée à nos imperfections […] et créez une armée imaginaire. [...] Car c’est votre pensée qui doit ici parer nos rois, — et les transporter d’un lieu à l’autre, franchissant les temps — et accumulant les actes de plusieurs années — dans une heure de sablier.
Ce concept, aussi appelé « suspension volontaire de l'incrédulité », « suspension d'incrédulité » ou « trêve de l'incrédulité », décrit « l’opération mentale effectuée par le lecteur ou le spectateur d'une œuvre de fiction qui accepte, le temps de la consultation de l'œuvre, de mettre de côté son scepticisme ».
Et la fiction en a besoin, de cette suspension de l’incrédulité ! Plus la littérature s’éloigne du réel, plus l’auteurice se repose sur ce consentement intrinsèque de son lectorat : il n’est pas étonnant que ce soit avec le fantastique et l’horrifique que cette notion est apparue… Et elle devient une absolue nécessité pour les littératures de l’imaginaire (fantasy, science-fiction…).
J’ai eu la chance de tomber sur un mémoire, Willing suspension of disbelief (Coleridge) et Secondary belief (Tolkien) : vers un merveilleux noir ? d’Hélène Fontaine (2017), dédié en partie à ce sujet, que je vais donc citer à plusieurs reprises.
Le genre fantasy appelle de toute évidence cette suspension de l’incrédulité tant il recèle de motifs surnaturels. Mais pour que cette suspension ait lieu il faut qu’il y ait « possibilité » ou « plausibilité » sans toutefois verser dans l’excès des possibles. Cette suspension permet de « vivre hypothétiquement » pour reprendre Robert Musil.
Hélène Fontaine évoque l’opposition entre Roland Barthes, critique littéraire français, et Coleridge au sujet de « l’effet de réel ». Le premier argue qu’il faut « inclure des éléments descriptifs réalistes dénués de toute fonction, appartenant au monde réel concret » afin de nourrir la vraisemblance d’un récit. Le second, en revanche, postule que « l’illusion poétique ne se réalise que parce que « le lecteur est disposé à croire de lui-même » et « non en fonction de détails gratuits ». »
Dans tous les cas, cette opération mentale ou « expérience de simulation purement cognitive » qui consiste à accepter de mettre de côté son incrédulité le temps du récit, permet au lecteur de vivre les émotions des personnages, d’exercer ses sentiments et permet par bien des côtés de saisir et de comprendre des aspects du monde réel.
Là où le propos d’Hélène Fontaine m’a interpellée, c’est lorsqu’elle évoque la position de Tolkien :
Tout repose en réalité, sur la capacité de l’écrivain à réussir à inventer un Monde Secondaire dans lequel chaque élément puisse être « digne de foi » ce qui « exigera assurément un talent particulier, une sorte d’adresse elfique ».
Il n’est nul besoin pour Tolkien de suspendre son incrédulité pour pénétrer dans un monde secondaire réaliste. Pour Tolkien, suspendre son incrédulité c’est d’abord admettre que le récit comporte des faussetés que l’auteur tenterait par tous les moyens (discursifs et narratifs) d’accréditer. Cela signifierait que l’art de l’écrivain a échoué et s’il avait réussi, le lecteur n’aurait nul besoin de feindre de croire mais simplement de croire.
Ainsi, si le lectorat doit en venir à la suspension consentie de l’incrédulité, c’est que l’autricǝ a mal construit sa cosmogonie, c’est que la cohérence laisse à désirer, c’est que des détails mal ficelés ont sorti la lectricǝ de ce Monde Secondaire.
Je retrouve là mon dévouement à la construction de mes univers : pour que le Monde Secondaire soit vraisemblable, il doit être à la fois complexe et complet. Chaque détail compte, tant dans le worlbuilding (construction du monde) que dans les intrigues.
Évidemment, cette attention au détail s’affine au cas par cas : on peut se permettre davantage de latence sur les règles de la magie dans un monde fantasy, car nous n’avons pas d’exemples concrets et réels de celle-ci (jusqu’à preuve du contraire).
En revanche, dans la description d’une société et de ses règles, il est important de conserver la lignée de ce qui a été présenté au lectorat… et d’assembler avec logique les différents pans des coutumes et traditions, car les lecteurices peuvent se baser aisément sur les us de communautés réelles et relever les éventuelles incohérences par comparaison.
C’est pourquoi j’accorde une telle importance à ma cosmogonie et que je fouille chaque détail.
C’est pour cela, aussi, que je note tous les événements, même les plus petits, pour bien les reprendre par la suite et ainsi éviter les « faux raccords ».
C’est pour ça, enfin, que je compte sur l’attention de mes beta readers : iels m’ont pointé quelques incohérences fatales, car elles font trébucher la lecture et gâchent le plaisir.
Comme Tolkien, je considère que lorsque les lecteurices doivent suspendre leur incrédulité pour parvenir au bout du récit, c’est que celui-ci se délite.
Le Monde Secondaire, même s’il ne génère pas « d’effet de réel », doit transporter cielles qui lisent sans leur demander de faire l’effort de suspendre leur incrédulité.