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Si je n’ai pas écrit beaucoup de fanfictions, j’en ai été une lectrice assez assidue pendant quelques années.
À vrai dire, je préférais l’interactivité des forums de jeu de rôle, où l’on écrit une histoire à plusieurs. Mais parfois retrouver des personnages des œuvres de fiction qu’on aime bien dans des cadres différents est une autre forme de lecture ou de découverte.
Aujourd’hui, je ne lis plus de fanfictions et ne joue plus sur les forums de jeu de rôle depuis bien longtemps. Cependant, pour des raisons professionnelles, j’ai lu beaucoup de romances ces derniers mois. Et j’ai remarqué un paradigme intéressant…
Avant de me lancer dessus, quelques petites définitions :
Une fanfiction « est un récit que certains fans écrivent pour prolonger, amender ou même totalement transformer un produit médiatique qu'ils affectionnent, qu'il s'agisse d'un roman, d'un manga, d'une série télévisée, d'un film, d'un jeu vidéo ou encore d'une célébrité. »
Une part importante de la fanfiction, du moins de la façon dont je l’ai expérimentée, est consacrée à former des relations amoureuses (et sexuelles) entre des personnages qui n’en ont pas dans l’œuvre originale. Par exemple, les fictions qui mettent en scène une relation amoureuse entre Harry et Draco sont légion.
Quant aux romances, il s’agit de romans d’amour intégrant des scènes érotiques, qui peuvent aller de scènes sages à des scènes très explicites, en fonction des autricəs et des genres.
Dans le milieu de la fanfiction, et en particulier sur Archive Of Our Own (ou AO3 pour les intimes), il existe un système de filtrage très perfectionné, qui se base notamment sur les œuvres, personnages, types de fanfictions, maturité (violence, sexe) et, si je ne me trompe pas, sur les tropes.
Parce que les tropes sont un élément très important de la fanfiction, et c’est d’eux que je veux vous parler.
D’abord, mon préféré : l’AU ou Alternate Universe (Univers Alternatif). On reprend les personnages de l’œuvre originale et on les met dans un autre cadre. Par exemple, les personnages d’Harry Potter dans une université tout ce qu’il y a de plus moldue (il s’agit du High School AU ou College AU), les princesses Disney dans le monde de Mad Max… Les possibilités sont infinies ! C’est d’ailleurs souvent l’occasion de mêler plusieurs univers (les personnages d’une œuvre dans l’univers d’une autre), ce qu’on appelle communément un crossover.
Il existe des sous-catégorie d’AU, comme le Coffee Shop AU (univers alternatif salon de thé), où l’intrigue se situe dans un salon de thé et tourne généralement sur la relation amoureuse entre deux personnages. Par exemple, Jon Snow est serveur dans un salon de thé et Daenerys est une avocate qui vient y prendre son café tous les matins…
Une autre sous-catégorie d’AU est le Soulmate AU (univers alternatif âmes sœurs). Il s’agit de mondes où les âmes sœurs sont réelles et un élément de la cosmogonie le justifie. Par exemple, chaque personne a une demi-tache de naissance : c’est son âme sœur qui porte l’autre moitié sur sa peau.
Le monde des fanfictions est un terreau riche pour les jeunes queers, qui peuvent écrire ou lire des relations queers entre des personnages qui sont considérés comme hétérosexuels dans le canon (c’est-à-dire dans l’œuvre originale). C’est pourquoi de nombreuses fanfictions se concentrent justement sur les relations amoureuses… et c’est pourquoi de nombreux tropes en sont nés :
Slow burn (lente brûlure) : la relation entre les deux protagonistes évolue très, très, très lentement, mettant les nerfs du lectorat à rude épreuve tout en attisant son appétit et accroissant sa jubilation au moment où les personnages reconnaissent enfin leurs sentiments l’un pour l’autre.
Enemies to lovers (d’ennemiəs à amoureuxes / amantəs) : les personnages se détestent au début, mais certains éléments (une attirance physique irrésistible, des retournements de situation dans l’intrigue) les rapprochent à tel point qu’ils finissent par s’apercevoir qu’ils s’aiment. Je crois que beaucoup de fanfictions Harry x Draco sont des enemies to lovers (forcément).
Friends to lovers (d’amiəs à amoureuxes / amantəs) : les personnages sont amis et ne se verraient jamais autrement… ou bien ? Petit à petit, ils s’aperçoivent que les sentiments amicaux qu’ils ont l’un pour l’autre sont peut-être plus que ça.
Stepsibling (demi-adelphe par alliance) : ce trope se mêle souvent à un AU, car l’autricə décide arbitrairement que ses deux personnages font partie d’une famille recomposée et que c’est cette nouvelle cohabitation qui est à l’origine de leur attirance… interdite ! On évite l’inceste de justesse, puisqu’il n’y a pas de lien de sang.
Angst and mutual pining (angoisse et désir mutuel) : les deux personnages ont des sentiments l’un pour l’autre mais sont convaincus que ce n’est pas réciproque. Ça peut être touchant, mignon et drôle à la fois.
Marriage of convenience (mariage de convenance) : les protagonistes sont fiancés / se marient pour des raisons externes (politique, pression des pairs) et c’est de cette intimité que naissent leurs sentiments.
Fauxes fiancéəs / fauxes mariéəs : les protagonistes se font passer pour un couple fiancé ou marié afin d’éviter une situation désagréable (pression de la famille, service à rendre) et, oh, les sentiments / l’attirance s’invitent !
There is only one bed (il n’y a qu’un seul lit) : les protagonistes doivent partager un lit. Que se passera-t-il ?
Bien entendu, il n’y a pas de limite de tropes pour une seule fanfiction, donc on peut avoir du stepsibling + enemies to lovers + High School AU – et plein d’autres configurations !
Personnellement, j’ai découvert ces tropes dans des fanfictions mettant en scène des relations homosexuelles ou lesbiennes, et j’ai trouvé ça intéressant de retrouver ces tropes dans la romance hétérosexuelle aujourd’hui (ils se retrouvent aussi dans la romance homosexuelle et lesbienne, mais elle est encore bien minoritaire).
Les romans d’amour à l’eau de rose (Harlequin notamment), les fanfictions et aujourd’hui la romance (peut-être à moindre mesure) ont souvent généré du mépris.
Les romans d’amour, parce que c’était souvent écrit par des femmes pour des femmes, et que forcément, ce n’est pas considéré comme de la « vraie » littérature. (Oui, bonjour, le sexisme ?)
Les fanfictions, en plus d’être un milieu où se retrouvent aussi beaucoup de femmes, est également un milieu très queer (et je pense qu’il a participé à l’éveil identitaire de beaucoup de jeunes queers). Et en plus, la fanfiction est par essence gratuite, puisqu’elle se base sur l’œuvre d’autrui : le droit d’auteur empêche la commercialisation des fanfictions, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, mais qui génère également du mépris pour ce genre littéraire. Si personne ne veut payer pour, c’est que ce n’est pas bon. Et puis, à quoi bon écrire si c’est « pour rien » ? (Oui, bonjour, le capitalisme ?)
Parce que oui, la fanfiction est un milieu très riche (pas au sens pécunier du coup, je précise). Pour certainəs, il s’agit d’écrire juste pour le plaisir, sans se prendre la tête ; pour d’autres, c’est un entraînement ; pour d’autres, c’est du partage, de l’interaction avec d’autres fans. Et comme il y a si peu de règles dans le milieu de la fanfiction, il y a également beaucoup de créativité, à tel point que ces fameux tropes ont vu le jour et en quelque sorte donné ses règles à l’écriture de fanfiction.
À tel point même qu’elles ont débordé de ce genre pour atteindre les librairies sous la forme des romances. Et je trouve ça très beau, que ce genre continue à s’étendre et à coloniser les genres plus « respectés »…
Parce qu’après tout, La Divine Comédie de Dante est une fanfiction de la Bible et de L’Eneide de Virgile, qui est elle-même une fanfiction de L’Illiade et de L’Odyssée. Alexandre Dumas reconnaît lui-même dans la préface de ses Trois Mousquetaires que son œuvre est une fanfiction des Mémoires de Monsieur d'Artagnan : il voulait « savoir » quelles autres aventures vivraient les héros de cette histoire…
Bref, la fanfiction n’est pas neuve, et elle n’est pas prête de disparaître !
PS : Tout ça m’a donné envie de finir la fanfic que j’avais commencée il y a 8 ans. Je reçois encore des “kudos” (= likes) de temps en temps dans ma boîte mail et je me dis “oh, je suis si contente que tu aies apprécié ce texte - et je suis si désolée, parce que je ne crois pas que tu auras un jour la fin de l’histoire”. 😅