Avez-vous entendu parler d’ellui ?
L’écriture inclusive dans un roman – Partie 2 : Du féminin au neutre
La semaine dernière, j’ai évoqué mes recherches concernant l’écriture inclusive : j’ai commencé par les moyens de féminiser la langue et l’utilisation du point médian.
Aujourd’hui, je souhaite prolonger cette réflexion : quelques détails supplémentaires sur la féminisation, et surtout une approche du « neutre ».
Quelques informations supplémentaires sur la féminisation : le matrimoine
La semaine dernière, je me suis penchée sur les travaux de la professeuse Eliane Viennot ; je veux aujourd’hui compléter ces réflexions d’un petit encart sur le terme de « matrimoine ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’un néologisme : c’est ce qu’explique la chercheuse et metteuse en scène Aurore Evain.
Dans son interview avec Marie Sorbier de France Culture, le 29 janvier dernier, l’autrice d’un essai intitulé L'apparition des actrices professionnelles en Europe analyse la disparition du terme de « matrimoine ». Vais-je t’étonner si je te révèle que cet effacement s’est fait parallèlement aux réformes de l’Académie française, au cours du XVIIe siècle, dont j’ai parlé la semaine dernière ?
Au Moyen-Âge, lorsqu'un couple se marie, sont déclarés à la fois le patrimoine (les biens hérités du père) et le matrimoine (les biens hérités de la mère). Quelques siècles plus tard, ne restent plus que les Journées européennes du patrimoine et les agences matrimoniales... Le substantif matrimoine s'est effacé pour subsister uniquement sous forme de l'adjectif matrimonial qui se rapporte uniquement à la sphère privée du mariage. En parallèle, le patrimoine a reçu ses lettres de noblesse : le terme désigne les biens de la nation toute entière.
La chercheuse a donc entrepris une vaste entreprise de défrichage de ce matrimoine « oublié », notamment en mettant en scène des œuvres de dramaturgesses, mais aussi par le biais du site Edifier notre matrimoine, que je vous encourage à consulter.
Quel intérêt pour mon écriture ? Il est moins dans la typologie de l’écriture inclusive que dans la construction de ma cosmogonie ; j’explore en effet diverses constructions de sociétés matriarcales et/ou non-patriarcales. L’utilisation du terme de matrimoine s’y révélera donc d’une grande utilité.
Revenons-en désormais à l’inclusion dans l’écriture…
Comment choisir le bon suffixe ?
Depuis mon article de la semaine dernière, j’ai trouvé un compte Instagram intitulé Olympereve. Dans une de ses publications, ce collectif féministe évoque la féminisation des métiers avec clarté. Je vous résume donc son propos sur le choix entre les suffixes — euse et — trice.
Si le nom vient d’un verbe, le suffixe à appliquer est — euse (chanter > chanteur > chanteuse) ; tandis que si le nom ne vient pas d’un verbe, le suffixe doit être — rice (auteur vient d’écrire donc autrice). Avec quelques précisions :
Le suffixe — euse est parfois connoté négativement, on pense notamment à entrepreneuse. D’où une forme épicène qui fait donc exception certaines fois avec un simple — e (entrepreneure).
En revanche, pour les suffixes en — trice :
La forme épicène (auteure) est souvent le résultat d’une résistance de la part d’une partie de la population. On ne peut nier l’invisibilisation du féminin ici, parce que oui, cette fois le suffixe — rice est perçu comme valorisant.
Olympereve précise d’ailleurs que pour l’écriture inclusive, le choix fait a été le suivant : — eur•xices.
Pourquoi ce « x » me direz-vous ? Eh bien, il me sert de transition parfaite pour une partie de l’inclusivité qui me tient à cœur.
Petite note : j’évolue au fur et à mesure de l’écriture de cette newsletter ; je n’avais pas pensé au « x » jusque là, je pense désormais l’ajouter dans mes publications. Et oui, je me rends compte que la présence du « x » rend plus difficile la juxtaposition de type « les étudiantes et étudiants » ; il faudrait alors écrire « les étudiantes, étudiants et étudianx »… ou ne conserver que « les étudianx » ?
J’y reviendrai ; comme je l’ai déjà dit : la langue évolue, elle saura conserver les formulations les plus pratiques et les plus plaisantes, le tout est de lui donner le choix. Ne t’étonne donc pas de la variabilité de mes accords inclusifs dans mes mails…
Les identités de genre
J’ai en effet parlé de féminiser la langue, une démarche que je considère capitale, mais elle renvoie à la binarité des genres : femme contre homme. Seulement, le genre n’est pas binaire, et ce n’est pas nouveau.
La binarité en elle-même me paraît un manichéisme : je l’ai relu il y a peu (mais où ?), lorsqu’il n’y a que deux options, c’est souvent un piège pour l’esprit. Il n’y a pas « le mal » et « le bien » ; il en va de même pour l’identité de genre, qui existe sur un spectre.
Certaines identités de genre se reconnaissent volontiers dans des pronoms genrés. Pour ma part, je suis une femme cisgenre : mon pronom est elle. Certaines personnes transgenres préfèrent également des pronoms genrés : un homme trans peut se faire appeler par les pronoms il/lui. Ce n’est pas le cas de toutes les personnes queers1.
En effet, certaines personnes se situent hors de cette binarité de genre : les personnes non-binaires (qui ne se retrouvent ni dans les normes du féminin, ni dans celles du masculin), dans lesquelles peuvent se retrouver les personnes agenres (ni masculin, ni féminin, ni mélange des deux) ou les personnes troisième genre, entre autres. Encore une fois, je ne suis pas concernée, donc je ne professe pas la connaissance absolue de ce sujet, d’autant plus que chacun•xe peut définir et redéfinir son identité de genre.
Pour mes personnages…
L’un·e de mes protagonistes est à genre fluide (genderfluid en anglais), c’est-à-dire que ce personnage se reconnaît parfois dans le féminin et parfois dans le masculin. En fonction de l’identité qui prédomine, j’adapte les pronoms : soit « elle », soit « il ». En revanche, lorsque le personnage se trouve évoqué en tant que tel, il me faut pouvoir le désigner de façon neutre.
Je m’explique : si on évoque un moment précis, alors il suffit de désigner le personnage par le pronom choisi lors de la scène. Elle était en train de manger ou il attachait ses cheveux. Si, en revanche, on veut dire que ce personnage est étudiant, cela recouvre ses deux identités de genre : il me faut donc une formulation neutre.
La même problématique se pose pour un autre de mes personnages, qui est va se révéler être agenre. Ce personnage ne se retrouvera ni dans le « il », ni dans le « elle » : comment le désigner ? En anglais, le choix le plus fréquent est le they/them, le pronom pluriel, qui est neutre. Seulement, le pronom pluriel en français demeure genré : ils ou elles.
De nombreux pronoms ont donc vu le jour : iel, ael (ou æl), ul ou ol, im et em, ille (prononcé comme dans grille) et el font partie des pronoms recensés par le blog Genre !, mais il en existe d’autres. Dans son article, Alex Benjamin propose une infographie très pratique :
Pour mon personnage à genre fluide, que nous appellerons G, j’ai choisi les pronoms iel/ellui.
Je réfléchis encore pour mon personnage agenre. J’hésite en effet soit à lui donner les mêmes pronoms qu’à G, pour des raisons de simplicité : les lecteur•xices n’auraient ainsi « qu’un seul » nouveau pronom à apprendre. L’autre option qui me plaît le plus : les pronoms æl/soi, qui sortent davantage de la binarité, mais nécessiteraient un effort supplémentaire à la lecture.
C’est “déjà” fini ?
Encore une fois, ce mail est plus long que je ne le prévoyais, et je n’ai pas encore touché à l’application grammaticale, orthographique, syntaxique… Je te donne donc rendez-vous à la semaine prochaine pour la suite de cette épopée inclusive !
J’en profite juste pour t’encourager à préciser tes pronoms dans tes bios sur les réseaux sociaux (Instagram, TikTok, Twitter…), même si tu es cisgenre – surtout si tu es cisgenre. En effet, nombre de personnes queers précisent leurs pronoms dans leurs bios afin d’éviter d’être mégenrées (ce qui peut être très douloureux). Hélas, cela les rend plus vulnérables aux trolls et harceleurs ; une bonne technique d’allié•xe est donc de préciser ses pronoms afin de démocratiser l’habitude et de rendre les personnes queers moins vulnérables !
Terme utilisé pour rassembler toutes les personnes qui déconstruisent les normes, notamment de genre et de sexualité. Attention, ce terme peut être considéré comme péjoratif par certain·xes membres de la communauté.
Oh, je ne connaissait pas du tout l'histoire du matrimoine ! Super intéressant.
C'est super que tu te penches sur la question du neutre. C'est vrai que c'est carrément pas évident en français de sortir de ces questions de genre, vu que TOUT à un genre. Même le genre, c'est dire.