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Allez, promis, après ce mail, on fait une pause sur l’autisme. Il faut dire que le sujet m’importait si fort que je n’aurais pas pu le traiter en un seul article (de longueur raisonnable), donc vous en avez eu 3 pour le prix d’un.
La promesse de L’Emmaginarium reste tout de même de vous apporter une lecture douce, enrichissante et inclusive. Le mail de la semaine prochaine sera un peu spécial (vous avez vu ce teasing ?), et après on va toucher à des sujets liant poésie et introspection (grand programme que j’essaierai de tenir).
En attendant, on va finir ce triptyque sur l’importance de savoir qu’on est autiste !
Il n’y a peut-être que 3% d’autistes, mais la littérature (de fiction et de non-fiction) et autres supports qui nous concernent / représentent explicitement doit à peine atteindre les 0,1% de toutes les productions confondues. C’est une des raisons pour lesquelles je veux en parler autant et du mieux que je peux.
Parce que c’est une évidence qui a pourtant un goût amer : le monde est construit par et pour les personnes neurotypiques. Du fait de notre fonctionnement différent (par exemple le fait que la quantité de données que nous devons traiter à chaque instant est bien plus grande et incontrôlable) et d’une société qui ne s’adapte pas à ce fonctionnement, l’autisme est un handicap.
Je rappelle le concept : dans un monde où 97% des personnes seraient autistes et 3% des personnes allistes (non-autistes), tout serait fait par et pour les autistes et alors les personnes allistes seraient handicapées.
Le handicap n’est pas une faute individuelle, c’est une conséquence de la construction de la société.
Pour reprendre une métaphore courante, le handicap, c’est jouer à un jeu vidéo en mode difficile alors que tous les autres sont en mode normal – et, tant qu’on ne sait pas qu’on est autiste, on ne sait pas qu’on est en mode difficile et on se demande pourquoi tout le monde s’en sort si bien et pas nous.
Comprendre qu’on est en mode difficile, c’est déjà un premier pas pour cesser de se flageller et de se dire qu’on doit être vraiment nullə si on n’arrive pas à faire les mêmes choses que tout le monde.
Savoir qu’on est autiste, ça permet d’avoir un manuel, avec des indices, parfois même des soluces, en tous cas plein d’informations pour réussi à compenser les défis supplémentaires de ce mode difficile.
Jusqu’à ce qu’on me fasse un test de vision en CM2, je me mettais au premier rang et je plissais fort les yeux, parce que je pensais que tout le monde voyait flou comme moi et j’étais véritablement impressionnéə par la capacité qu’avaient certainəs de lire le tableau depuis le dernier rang.
Puis j’ai appris que j’avais une vision de 5/10 aux deux yeux (ou 5/10 et 7/10 ? je ne sais plus).
Ah bah, quand j’ai commencé à porter des lunettes, la vie était plus simple !
(D’ailleurs, aviez-vous déjà réfléchi au fait que le trouble de la vision est un handicap bien compensé et assez peu stigmatisé ? Peut-être que le fait que ça concerne 70%1 de la population adulte a joué…)
Alors, voici les façons de chausser des lunettes (ou d’enfiler des lentilles, si c’est possible sensoriellement) pour les autistes !
Le petit manuel du mode difficile
J’ai l’impression de me répéter et pourtant j’y plonge : savoir et accepter qu’on est autiste n’est qu’un premier pas… qui ne sert pas à grand-chose si on n’en fait rien. Si je file la métaphore, ce serait l’équivalent d’avoir l’ordonnance pour des lunettes mais de ne jamais se rendre en magasin d’optique pour commander des verres correcteurs.
Un peu dommage, non ? (Même si il y a des autistes pour qui se rendre en magasin d’optique serait une épreuve d’une grande difficulté et je vous témoigne toute ma compassion.)
Quand on sait qu’on est myope ou astigmate, on apprend aussi qu’il vaut mieux éviter de plisser les yeux, on comprend la raison de migraines ophtalmiques, on sait qu’il faut parfois se reposer les yeux et limiter les temps d’écran.
Il y a aussi, cependant, un temps d’acclimatation à de nouveaux verres correcteurs, qui va souvent de pair avec des maux de tête ou une fatigue oculaire accrue.
Avec l’autisme, c’est tout pareil.
(Franchement, je n’avais pas prévu ce parallèle, mais il marche trop bien, alors je vais le traire jusqu’au bout !) (Et puisque la part de personnes portant des lunettes est bien plus importante que la part d’autistes, ça devrait parler à plus de monde.)
En découvrant le fonctionnement de l’autisme, on apprend aussi qu’il vaut mieux éviter de masquer en permanence, on comprend la raison de ses épuisements soudains, on sait qu’il faut parfois s’accorder du temps de récupération après des interactions sociales et limiter les environnements trop stimulants.
Il y a aussi, cependant, un temps d’acclimatation à cette nouvelle compréhension de soi, qui peut aller de pair avec des remises en question, une sensation temporaire de décalage encore plus marquée ou la perte (temporaire ou définitive) de compétences et capacités.
De la même façon qu’on ne déteste pas ses yeux parce qu’ils n’ont pas une vision parfaite (j’avoue, parfois, c’est pénible, mais tant que c’est bien compensé, ça va), pourquoi se détester parce qu’on a un fonctionnement différent ?
La première phase – qui est sans doute celle qui ne s’arrête jamais, parce qu’au grand dam de la rigidité autistique, même les autistes changent – est d’identifier ses besoins spécifiques (eh oui, ils peuvent évoluer, c’est infernal).
Pour moi, c’est passé par plusieurs points, notamment :
ritualiser mes routines (ou routiniser mes rituels),
prendre en compte mes hypersensibilités sensorielles (préférer des éclairages tamisés, demander à mon amoureux d’utiliser son casque quand j’ai besoin de calme – ou qu’il s’occupe de tout ménage nécessitant un contact avec une éponge mouillée, contact que je ne supporte pas)
accepter ma fatigabilité sociale (prévoir des jours de récup’ après chaque interaction de groupe ou court séjour, privilégier les échanges par messages, choisir un métier où je passe le plus clair de mon temps seulə à la maison)
embrasser, chérir et vivre à fond ma bizarrerie, sans plus la censurer ou la diminuer (exit le masque, travail en cours).
Pourtant, ça n’a pas été facile.
La paresse a si bon dos dans notre société, que j’avais toujours peur d’être « paresseusə » si je demandais des aménagements. J’ai fini par comprendre qu’il était légitime de m’autoriser un passe-droit sur une activité ou une tâche qui me consomme le quintuple de l’énergie dépensée par une personne alliste.
Les stratégies de compensation ne sont pas de la « triche ». Mettre des lunettes pour ne plus voir flou, ce n’est pas de la triche !
Ce qui me permet d’appuyer à nouveau sur un point important du syndrome de l’imposture autistique : on n’a pas à souffrir pour être légitime.
Je sais que je me répète, mais je sais qu’on est nombreuxes à avoir intégré ça, consciemment ou non : tant qu’on ne s’effondre pas d’épuisement, c’est qu’on n’a pas tout donné.
Alors on se force à « tenir » plus longtemps dans un environnement oppressant ou surstimulant sensoriellement pour ne pas « faire son autiste », on refuse certains aménagements pourtant accessibles, par peur d’être perçuə comme « paresseusə » ou, le summum, on mesure son estime de soi à sa capacité à masquer avec succès.
Et dans les moments où on a davantage d’énergie, où on fonctionne « mieux », on se dit qu’on exagère, qu’on n’est pas si handicapéə que ça.
Alors on tire, on tire, et ensuite c’est l’écroulement total.
Il ne faut pas faire ça.
De la même façon que pour prolonger la durée de vie de son tel, il vaut mieux le brancher avant qu’il ne s’éteigne parce qu’il n’a plus de batterie, pour réussir à mieux vivre sur la durée (et vous noterez que je n’ai pas dit fonctionner), il faut prendre ses limites en compte et essayer d’éviter à tout prix de tomber à 0% de batterie.
(Ça arrivera quand même et c’est ok et il ne faut certainement pas se flageller là-dessus non plus, que ce soit clair.)
Pour citer Matt Lowry de
(dans l’épisode sur le validisme intériorisé) :« Nous ne devrions pas mesurer notre réussite à l’aune de notre capacité à souffrir. »
Attention aux dérives et aux hiérarchisations
Je veux tout de même évoquer les écueils que j’ai rencontrés durant ces dernières années en plongeant dans les communautés et ressources autistiques.
Il n’y a pas de hiérarchie entre allistes et autistes, soyons limpides.
Alors, oui, le validisme nous dit que c’est mieux de ne pas être autiste, puisque notre société valorise certains traits plutôt neurotypiques (productivité, flexibilité sociale, etc.), mais l’opposition absolue entre autistes et allistes est un piège.
Ce sont deux neurotypes différents et la seule raison pour laquelle la vie est plus compliquée pour les autistes (en général, parce que c’est comme tout, c’est intersectionnel), c’est que le monde est fait par et pour la majorité, qui se trouve être neurotypique.
L’opposition ne fait que nourrir l’exclusion et enferme tout le monde dans des cases.
Pourtant, comme je l’ai dit, la plupart des personnes qui me sont proches sont autistes et je ne nierai pas que quand je suis au GEM Autisme de ma ville, je rayonne de l’intérieur parce que j’ai vraiment cette impression d’être avec ma tribu.
Pour autant, ça ne veut pas dire que je m’entends avec toutes les personnes présentes ou que je veux absolument les intégrer dans ma vie. C’est juste que nous avons des moyens de communiquer similaires, parce que nous sommes toustes autistes.
Je sais aussi que je peux m’entendre très bien avec des personnes neurotypiques (ou neuroatypiques mais pas autistes), si ce sont des personnes ouvertes, que nous avons quelques atomes crochus, des passions ou même juste des expériences communes.
Et je chéris ces amitiés-là, entre autres parce que les personnes concernées connaissent mon autisme et ne me jugent pas sur mes particularités. Même principe que les alliéəs pour les combats militants (sexisme, racisme, queerphobie…).
Au sein même de la communauté autistique il y a des dérives dangereuses, qui entretiennent le validisme, par exemple le mythe de « l’autiste à haut fonctionnement » (ou « Asperger ») qui serait « supérieur ». En réalité, il s’agit de validisme intériorisé : une façon de dire « regardez, moi je ne suis pas comme ces autistes non fonctionnelləs, je suis utile, ne me discriminez pas ! ».
L’autisme n’est pas non plus un « super-pouvoir » comme l’affirment certaines personnes. Soit c’est prononcé avec de la pitié (et dois-je vraiment dire en quoi la pitié peut être validiste ?), soit c’est une réelle affirmation… qui nie absolument les défis rencontrés par les personnes autistes.
Surtout, cette idée renforce l’idée que seuləs les autistes qui « apportent quelque chose » à la société méritent d’être respectéəs. Ce validisme-là tolère nos différences de comportement, mais uniquement si on peut être utiles (coucou le Dr Asperger).
J’ai découvert aujourd’hui qu’il existait des croyances sur d’éventuels pouvoirs psychiques ou une connexion spéciale avec les esprits et les fantômes détenus par les autistes non-oralisants ou moins autonomes. Je ne sais pas quoi dire à part que c’est encore une façon d’aliéner les autistes, de les essentialiser, ce qui rend le risque d’instrumentalisation de l’autisme par des mouvements pseudo-scientifiques encore plus grand.
Les autistes sont juste des gens.
Avec un neurotype différent.
Avec un système d’exploitation Linux, là où tout le monde est sous Windows ou Mac.
Et chaque personne autiste est un individu à part, avec son caractère, ses intérêts, ses idéaux.
Le seul point commun entre toustes les autistes, c’est qu’on est autistes. De la même façon que le seul point commun entre toustes les allistes, c’est qu’iels sont allistes.
C’est tout.
Et maintenant ?
Vous l’aurez compris, savoir qu’on est autiste n’est pas une fin en soi.
C’est le début d’une vie plus nette, mais au cours de laquelle on va changer plusieurs fois de lunettes, peut-être passer aux lentilles, revenir aux lunettes, tenter différentes formes de montures, différentes couleurs de verre, commander des solaires correctrices…
Bref, ce n’est que le commencement.
Mais ce qui est chouette, c’est que savoir qu’on est autiste permet d’ouvrir la boîte et de trouver ce qui va vous correspondre.
Ça peut passer par les communautés autistes, pour échanger des stratégies, demander conseil, s’affirmer. Ces communautés, elles peuvent être en ligne (Facebook, Discord, Reddit, Substack…) ou en physique (les rencontres autistes, les GEM…).
Ça peut passer par la lecture de témoignages et le partage de ses expériences – qui est de fait de l’activisme autistique, puisqu’en éduquant sur notre fonctionnement, on ouvre la voie pour des aménagements futurs, qui aideront bien plus de monde que juste les 3% d’autistes.
Ça passe par l’écoute de soi-même, par l’identification de ses besoins et de ses limites, la compréhension de ses comportements ou réactions surprenantes, l’adaptation du métronome de votre vie pour qu’il batte la pulsation de votre rythme.
Je rappelle que vous n’avez pas besoin de validation extérieure pour être légitime. N’attendez pas d’avoir « tout compris » sur l’autisme pour commencer à vous écouter et à mettre en place des stratégies de compensation.
Commencez tout de suite.
Maintenant que j’en ai fini avec cette trilogie sur l’identité autistique, j’ai une petite question pour vous, puisque mes sujets de prédilection vont de la santé mentale à la philosophie en passant par la créativité, l’art et l’écriture, avec une boucle régulière sur l’autisme :
Et je vous dis à la semaine prochaine pour le petit mail spécial !
https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications/etudes-et-resultats/troubles-de-la-vision-sept-adultes-sur-dix-portent-des-lunettes-0
Pour filer la métaphore des lunettes, merci pour tes articles qui nous permettent d'y voir plus clair
Merci de cette très intéressante série. 🙏🏻