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Je sais que pour beaucoup de personnes, aujourd’hui est un jour de fête et de réunion. Si c’est votre cas, je vous souhaite une journée merveilleuse, enthousiaste et festive !
D’autres ont des souvenirs douloureux attachés à la fin d’année. À ces personnes-là, j’envoie toute la douceur, toute la chaleur et la compassion qui bouillonnent et bullent en moi.
Ce texte – les deux lettres annoncées dans le titre – ne sera pas une lecture facile. Que vous soyez en bonne compagnie ou que vous préfériez la solitude, sachez-le : il n’y aura pas grand-chose de doux ou de réconfortant dans ce qui suit.
Pourtant, cet hiver, ça fait vingt ans. Vingt ans que je spirale encore et encore. Vingt ans que j’essaie de trouver les mots et que je reste aphone.
Tant d’années que j’essaie d’écrire sur le sujet – écrire, mon métier ! – sans y parvenir. Visiblement, il fallait que deux décennies passent pour y arriver.
Alors j’ai écrit, et c’était si libérateur.
J’aurais pu le garder pour moi, pour ma famille, pour ma psy. Je ne veux pas.
Peut-être parce que je ne veux plus me censurer.
Peut-être parce que j’ai besoin que ce soit lu, pour me sentir vraiment entendue.
Peut-être parce qu’à chaque fois que j’en ai parlé, d’autres personnes ont réagi, m’ont partagé leur propre expérience traumatique, similaire ou non. Et qu’un fardeau partagé s’allège déjà de quelques plumes.
Peut-être parce que si moi je suis capable de le raconter, ça aidera d’autres à en faire de même. Et si non, peut-être que je pourrai, humblement, me faire, transitoirement, leur porte-parole.
Vous l’aurez peut-être compris, ce texte aborde un sujet difficile : des abus sexuels subis dans l’enfance. Comme l’amalgame a déjà été fait, je tiens à préciser très explicitement qu’il ne s’agit pas d’inceste – ce qui n’ôte rien à la douleur de ces deux types d’abus.
À cielles qui me liront, merci d’être là.
À toustes, prenez soin de vous et rendez-vous en 2025. ✨
Au violeur
« Ferme les yeux, j’ai un cadeau pour toi. »
Tu ne t’en souviens peut-être pas. Moi, oui.
Tu es vieux, après tout, tu perds sans doute un peu la mémoire…
Non, c’est injuste de ma part de t’attaquer sur ton âge. Après tout, toi, tu n’as jamais pris le mien en compte.
Alors je vais te rafraîchir tout ça.
C’était il y a vingt ans, cet hiver. Tu nous as accueillis chez toi, mes parents, mes sœurs de huit et deux ans, et moi. Tu avais un superbe appartement dans le cœur de Venise. Il faisait froid mais si beau, un véritable hiver féérique pour les enfants que nous étions.
Tu étais ravi de nous accueillir et de jouer au grand prince. Tu nous as offert des choses magnifiques – d’immenses masques vénitiens, un rétroprojecteur (grand luxe en 2004), des boucles d’oreille en pierres semi-précieuses (oui, à une petite fille de onze ans qui n’avait même pas encore les oreilles percées).
Un des cadeaux me reste particulièrement bien en mémoire.
Comme il faisait froid, j’avais attrapé la crève. J’avais un peu de fièvre, alors on m’a couchée dans la seule chambre fermée de l’appartement, avec son petit lit. Tu es rentré dans la pièce, à un moment où mes parents étaient de sortie, et tu m’as dit que tu avais un cadeau pour moi – encore un.
Une petite statuette de deux chats un peu kitsch en pierre de lave du Vésuve – c’était ravissant, pailleté. Pour une fois, chapeau, un vrai cadeau qui puisse plaire à une petite fille. (Entre-temps, il a fini en miettes sous un marteau.)
Et puis, tu t’es inquiété de mon état. Tu as demandé si tu pouvais soulever la couverture pour… Je ne sais plus. C’était déjà fallacieux.
Je t’ai dit que je ne voulais pas, parce que j’étais toute nue sous la couette.
Tu m’as arraché la couverture des mains.
Tout ce que j’ai compris, c’est que mon « non » ne valait rien.
*
Plus tard, je n’étais plus malade. C’était la benjamine qui l’était. Pour une raison dont je ne me souviens pas, elle ne dormait pas dans la petite chambre où j’avais expurgé ma fièvre – et vu mon consentement bafoué pour la première fois – mais en haut, dans ton immense chambre mansardée. Chambre qui était aussi ton bureau.
Nous étions en bas, à lire dans le salon – mes parents, ma sœur cadette et moi. Je lisais Le cavalier du dragon de Cornelia Funke – je me souviens parfaitement de la couverture bleue, du dragon, bleu lui aussi, et de son cavalier. Je ne me souviens pas d’un seul mot de l’histoire. Et moi, qui aime tant relire et relire, je n’ai plus jamais touché à ce livre.
Ma sœur benjamine tousse. L’un de mes parents me demande si je peux aller vérifier que tout va bien. Je monte. Tu es dos à l’entrée, à ton bureau, en train de travailler, mais tu te retournes avec un grand sourire quand j’arrive. Tu me demandes pourquoi je suis là. Je réponds que je viens vérifier que ma petite sœur va bien. Tu montres ton grand lit en disant que oui, qu’elle dort profondément.
Puis, alors que je m’apprête à repartir, rassurée – et pas très à l’aise – tu me dis d’attendre.
Est-ce que tu te souviens ?
Moi, oui.
« Ferme les yeux », me dis-tu. « J’ai un cadeau pour toi. »
Un cadeau ? Tu m’en as déjà offert tant… Mais est-ce qu’on refuse vraiment un cadeau ? (C’est une vraie question pour moi, encore vingt ans plus tard.)
Alors je ferme les yeux.
Je les rouvre en panique quand je sens tes lèvres visqueuses sur les miennes. J’ai l’impression que ce sont des limaces passées à la cocotte vapeur. J’essaie de reculer.
Je ne sais plus comment – ça, c’est la panique – tu te retrouves derrière moi, dans mon dos, immense. Oui, parce qu’en plus d’être vieux, tu es grand. Très grand.
Tu es courbé sur moi, la tête sur mon épaule, et je suis figée. Tu commences à remonter mon pull, à descendre mon collant sur mes cuisses, à glisser tes doigts dans ma culotte. Tu lèches ma poitrine (on ne peut pas même encore parler de seins). Tu me parles en même temps, un flot de paroles mielleuses et collantes, mais je serais incapable d’en citer un traître mot.
Quand je sens que tu t’insères en moi, c’est trop.
Je ne sais même pas comment je trouve le courage – mais la petite fille était forte et courageuse, elle a tout utilisé face à toi – je parviens à dire « non, j’ai un copain » – signe un peu tragique que je comprenais une partie de ce que tu m’infligeais – et à partir.
Je remonte mon collant dans les escaliers.
Je reviens dans le salon, honteuse. Je n’ose pas en parler. Tu es notre hôte, après tout. Peut-être que c’est moi qui suis en tort de m’être enfuie ? Je ne veux pas qu’on me gronde.
*
Comment va ta mémoire ? Ce n’est pas encore fini.
Le soir, ma sœur cadette et moi prenons un bain. La salle de bain de ton appartement est une merveille. On dirait une espèce de grotte creusée dans une géode géante. Il y fait sombre, mais ce n’est pas oppressant. C’est la pénombre rassurante de la caverne d’Ali Baba, peuplée de lampes, de scintillements, d’une baignoire sublime. Encore un conte de fées pour les petites filles que nous étions.
Cette salle de bain donne sur ta chambre-bureau.
Une fois que ma sœur et moi sommes dans la salle de bain, je la verrouille de l’intérieur. Je ne sais plus ce qui m’y a poussée, je sais juste que je l’ai fait.
Te souviens-tu que tu es venu à la porte, toquer ? Me demander pourquoi j’avais verrouillé ? M’implorer d’ouvrir ?
Un véritable vampire.
Je n’ai pas ouvert. Tu ne t’en es pas plaint à mes parents.
Alors je me suis dit que, peut-être, je pouvais en parler.
D’abord, j’en ai parlé à ma sœur cadette, apparemment. C’est elle qui vient de me le rappeler.
J’ai attendu une balade en famille, nous cinq, sans toi. Je ne sais plus ce que j’ai dit à mes parents. Quels mots pouvais-je avoir à onze ans ? Comment pouvais-je accuser quelqu’un pour qui iels avaient tant de respect ?
Tout de même, ce que je leur ai dit les a inquiétés. Je me souviens leurs mines quand iels en ont discuté, à quelques mètres devant ma sœur et moi – la petite dernière endormie sur le dos de mon père.
Ma famille entière s’est retrouvée engloutie dans cet incompréhensible raz-de-marée.
La benjamine crie, hurle, une crise puissante et inarrêtable, que mon père tente tant bien que mal de calmer, pendant que ma mère tombe malade à son tour, vomit encore et encore, incapable de prendre soin d’elle. Ma cadette, figée, est sans doute plus consciente que tout le monde de ce qui se passe… et incapable de faire quoi que ce soit – elle avait huit ans.
Je crois que mes parents t’en ont parlé. Tu les as rassurés, en bon ami. En tous cas, tu as bien manié les mots et tu as gagné à ce jeu-là. Contre une petite fille de onze ans. Bravo, vraiment, quelle victoire honorable !
Pendant des années, tu es venu nous rendre visite, t’installer à notre table, pour le brunch du dimanche, quand tu étais en visite à Paris.
Jusqu’à ce qu’une de mes amies m’aide à comprendre que j’avais le droit de demander à ne plus te voir. Mais ça, c’est l’histoire de mon chemin de guérison, et tu n’as pas à en connaître la moindre enjambée.
Alors, ça fait quoi d’avoir la mémoire rafraîchie ? Tu pardonneras, n’est-ce pas, mon ton un peu vindicatif. Après tout, l’amour pardonne tout, et tu étais amoureux de cette petite fille de onze ans. C’est ce que tu as fini par dire à mon père. En arguant que tu as grandi à une époque, les sixties, tout ça, où on ne mettait pas de telles barrières.
Peut-être que la société était comme ça. Je crains, hélas, que tu aies raison.
Ce n’est pas une défense. Tu es un intellectuel. Ton travail consiste à analyser, à questionner et à explorer les idées qui imprègnent nos façons de penser. En fin de compte, tu as juste suivi le courant et profité des avantages que ta nef te procurait.
Tu ne t’es jamais arrêté deux secondes.
Tu n’as jamais respecté le moindre de mes « non ».
Et je ne te le pardonnerai jamais.
Chère Emma, chère petite fille,
Je veux t’écrire cette lettre depuis si longtemps et à chaque fois je bloque. Parce que je ne sais pas vraiment quoi dire – que peut-on dire ? – et à la fois que j’ai tant de choses à te dire.
Tu tempêtes, dans ma tête, tu hurles, tu pleures, tu tapes du pied – sans doute depuis vingt ans, sans que je t’entende jusqu’à maintenant.
Toi, la petite fille, tu n’avais peur de rien. Tu parlais aux étrangers dans les restaurants et les aéroports, tu grimpais aux arbres à t’écorcher les genoux, tu découvrais tout avec enthousiasme.
Tu étais forte et intrépide et tu avais foi en la beauté et la bonté du monde – jusqu’à ce qu’il te retire ça.
Et même alors, tu étais assez forte pour que ta cadette dise encore aujourd’hui, quand elle rappelle le souvenir de tes confidences de ce jour-là :
« Ça se sentait dans ton ton que tu savais qu'il aurait pas dû le faire. Je me souviens de ce ton, parce que je te retrouve dedans encore aujourd'hui. C'est le ton d'Emma énervée. Tu étais déjà toi et avant d'entrer dans les phases les plus sombres du trauma, tu avais déjà une réaction ‘saine’. »
Je vais te le dire comme je veux le dire à moi-même : tu ne méritais pas ça. Tu ne méritais pas cet abus et cette trahison de confiance. Tu ne méritais pas la douleur et la peur. Tu ne méritais pas de répondre au téléphone familial, des années durant, en craignant à chaque fois d’entendre sa voix au bout du fil.
Lui, ce vampire. Il est célèbre, intelligent, cultivé. C’est un de ces hommes qu’on respecte – et qui en a perdu son humanité. Ce n’est pas quelqu’un qu’on montre du doigt en disant qu’il est bizarre.
Bien sûr que c’était irréconciliable, pour toi, que lui soit une « bonne personne » alors qu’on te pointait en soulignant ton étrangeté. Comment expliquer, comment justifier ça ? Le problème devait forcément venir de toi, voilà ce que tu as été forcée de penser.
Je suis là pour te dire que c’est faux.
Ce n’a jamais été ta faute et toujours la sienne, à ce prédateur. Il t’a attrapée dans ses filets avec ses cadeaux et son aura, mais ce n’est pas la faute du poisson si le pêcheur l’attrape. C’est toujours la faute du pêcheur. C’est toujours la faute du chasseur.
Et je te le dis aussi : tu méritais d’être protégée. Tu aurais dû être protégée. Mais tes parents ne sont pas juste tes parents. Tes parents sont des personnes avec leurs propres traumas, leurs propres limites, leurs propres œillères. C’était sans doute impossible d’admettre qu’iels n’avaient pas su te protéger et c’est pour ça que c’était plus facile de le croire.
Tu as le droit de leur en vouloir malgré tout – et tu leur en as voulu, très fort, de façons diverses – enfin, je leur en ai voulu – mais en fin de compte, quand les mots ont enfin été dits et compris, iels t’ont demandé pardon et, peut-être tard mais jamais trop tard, iels ont compris et agi pour nous protéger, toi et moi.
Il a exploité tout ça. Il s’est drapé dans sa respectabilité d’homme mûr, d’homme du monde, contre la parole peu claire d’une enfant de onze ans qui ne savait pas bien exprimer ce qui lui était arrivé.
Ce qu’il t’avait infligé.
Il n’avait pas à te faire ça. Il n’avait pas à utiliser son statut et ses cadeaux pour tromper tout le monde, y compris tes parents, et les empêcher de voir ce qu’il était vraiment. Il n’avait pas à te couvrir de présents hors de prix et bien trop matures pour une enfant de onze ans.
Oh oui, il t’en a offert des choses – des objets que tu as mis longtemps à jeter, dont j’ai mis bien trop longtemps à me débarrasser, tant ils portaient encore cette fascination traumatique. Tu as accepté tous ses cadeaux, tu as apprécié tous ses cadeaux – et pourtant, je te le dis et te le répéterai autant de fois que nécessaire, ça n’a jamais été ta faute.
Ce « cadeau » de plus n’en était pas un. C’était un leurre, un hameçon.
Car quand un « monsieur » sexagénaire dit à une fillette de onze ans de fermer les yeux parce qu’il a un cadeau pour elle, ce n’est pas pour poser ses lèvres visqueuses sur la bouche de l’enfant. Ce n’est pas pour mettre ses gros doigts dans sa culotte – dans son corps.
Parce que ça, ce n’est pas un cadeau.
Tu n’as pas à penser que tu l’avais bien cherché, parce que tu voulais un cadeau de plus. C’est normal d’aimer les cadeaux quand on a onze ans. Ce n’est pas normal quand on a plus de soixante ans de désirer une enfant de onze ans – et c’est encore pire d’affirmer au père de cette enfant qu’on est amoureux d’elle.
J’en ai la bile qui me remonte en bouche. Ça fait vingt ans, ce mois-ci et… j’en souffre encore. Je crois que je le hais. Qu’il t’ait infligé ça. Je ne lui pardonnerai jamais.
Mais toi, petite fille qui est moi et que je suis, je t’aime si si fort. Je sais que, ces dernières décennies, c’est toi qui m’as protégée, encore et encore, alors qu’on aurait dû te protéger, toi.
On va le faire ensemble, maintenant, d’accord ? Avec nos parents, nos sœurs – et toutes les autres personnes qui nous aiment.
On va se protéger ensemble, l’une et l’autre.
Ta force n’a jamais disparu, tu l’avais juste perdue.
On va la retrouver.
Ensemble.
J'en ai eu les larmes aux yeux.
Non, certes non, la petite Emma ne méritait pas ça. Et il est injuste qu'elle ait eu besoin de faire preuve de tant de temps et de courage pour surmonter cette épreuve traumatisante. Mais elle a réussi à le faire, et en public, et il y a quelque-chose là dedans de tragiquement admirable.
Soutien vers toi et ton courage de dire ainsi. Des larmes ont coulées en lisant, touché en présence de la petite fille que tu étais, et à laquelle tu t'adresses dans cette lettre, qui, je l'espère, lui aura fait du bien et lui aura rendu la place qui est la sienne en toi-même.