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J’ai ce mail en tête depuis un moment, j’hésitais même à parler des intérêts spécifiques en même temps (mais les intérêts spécifiques méritent leur propre mail) et c’est donc avec enthousiasme que je me suis lancéə dans les recherches pour étayer mes connaissances.
Rapidement, j’ai cessé.
Parce que ce que je lisais confirmait que j’avais déjà les informations nécessaires pour cet article… et que le ton de ceux sur lesquels j’étais tombéə était pathologisant au possible, donnant des façons d’encadrer, de censurer ou d’exploiter tant l’hyperfocalisation que l’hyperfixation.
Et vous connaissez déjà mon opinion sur la productivité et le camouflage.
C’est donc un point de vue bien différent que je vais emprunter pour ce texte – et j’espère qu’il vous réconciliera avec les focus et les fixations, hyper ou non, parce que personnellement, je trouve que c’est une des plus grandes joies de la neurodiversité.
Différence et ressemblances
Oui, je vous vois, vous qui regardez les deux mots du titre et vous dites « mais, ce n’est pas la même chose ? »
Non.
Ce sont deux concepts proches, similaires en certains points, mais avec quelques distinctions-clés.
Dans les deux cas, il s’agit de types de concentration et d’intérêt plutôt fréquentes chez les personnes autistes et TDAH (raison pour laquelle « Troubles Déficitaires de l’Attention » est vraiment le pire nom à donner pour un neurotype qui peut produire des états de concentration extrêmement intenses), mais qui peuvent se retrouver chez des personnes schizophrènes ou anxieuses (entre autres).
L'hyperfocus, concentration en apnée
Vous avez déjà probablement entendu parler de l’état de « flow » (très joliment représenté dans le film Disney Soul) ou avez déjà ressenti la sensation d’être « dans la zone » pendant une activité créative ou sportive.
C’est un vécu très humain que cette coïncidence entre la compétence, la motivation, l’émotion ; un vécu qui produit une sensation de joie, voire d’extase, dans la durée – pour un résultat qui, lui aussi, engendre généralement une forme de complétude.
L’hyperfocus, c’est un peu le flow sous stéroïdes.
Déjà, petit moment vocabulaire : on peut parler d’hyperfocus, d’hyperfocalisation ou d’hyperconcentration de façon interchangeable. (Mais pas d’hyperfixation, attention. Oui, je sais, c’est galère.)
L’hyperfocus, c’est un moment où le reste du monde disparaît et où plus rien n’existe que l’activité en cours (pas comme moi maintenant, qui viens de regarder mon téléphone pour voir si j’avais des notifications, parce qu’elles sont bloquées sur mon ordi mais que je n’ai pas mis mon tel assez loin).
Alors que quand je suis en hyperfocus, mon téléphone n’existe plus.
Rien n’existe que ce que je suis en train de faire – que ce soit d’écrire un mail ou un chapitre, de bouquiner, de fabriquer, broder ou coudre quelque chose ou encore de jouer du piano ou à un jeu vidéo (un jour j’arriverai à faire la run surface à 32 dans Hadès 2) (oui, je sais que c’est du jargon pour la plupart d’entre vous)1.
L’hyperconcentration permet aussi une grande efficacité, décuplée par cette coupure du monde, par l’alignement de tous ces petits rouages qui fonctionnent ensemble pour aller vite et bien, et vite, et bien.
L’hyperfixation, fébrile fascination
Si l’hyperfocus est ainsi un état de concentration intense mais sporadique, l’hyperfixation (qui, elle, n’a pas d’autre nom à ma connaissance) décrit un comportement sur la durée.
Souvent comparée aux intérêts spécifiques autistiques, elle est parfois même utilisée comme synonyme. Pour ma part, je n’utiliserais pas les deux concepts de façon interchangeable, mais je ne crois pas qu’il y ait vraiment de nomenclature officielle.
Revenons à l’hyperfixation.
Il s’agit d’une forme d’obsession pour un sujet, une activité ou un univers, qui pousse à une accumulation frénétique de connaissances ou de contenus, par exemple :
regarder toutes les vidéos d’analyse et de commentaire sur une série en particulier - tout en la bingeant en boucle,
acheter tout le matériel pour du diamond painting,
lire tous les éléments historiques, sociologique, physiques, philosophiques, psychologiques liés à un sujet donné (par exemple une personnalité publique ou une figure mythique).
L’hyperfixation envahit toutes les pensées et il peut être difficile de ne pas s’y plonger, mais y consacrer du temps réconforte et provoque une grande satisfaction.
Par exemple, en février 2024 est sortie la série Hazbin Hotel, sur laquelle j’ai développé une belle hyperfixation comme je n’en avais pas eue depuis l’adolescence (merci le démasquage 💜).
J’ai regardé la première saison 4 ou 5 fois en quelques semaines, écouté les 16 chansons de la série en boucle pendant des mois (mon amoureux n’en pouvait plus et a compris qu’il devait rejoindre l’hyperfixation ou mourir d’irritation) jusqu’à les connaître par cœur, consommé et partagé des memes, admiré des fanarts, lu des fanfictions, examiné des analyses vidéo ou écrites, essayé d’enregistrer un des duos sur Audacity (activité pendant laquelle j’ai d’ailleurs fait un hyperfocus), parlé de la série à toustes mes proches (et j’en ai converti un bon nombre avec qui j’ai partagé des infodumps et dialogues géniaux et passionnants), obtenu du merchandising lié à la série en cadeau – et ma sœur cadette a même sollicité plusieurs amix et membres de la famille pour enregistrer une version du choral (« You Didn’t Know ») pour mon anniversaire 😭🥹
Bref, une belle hyperfixation. Qui, comme toutes les hyperfixations, a fini par redescendre en intensité, puis à disparaître de mon esprit pendant quelque temps.
Mais à chaque fois que je rencontre quelque chose lié à Hazbin Hotel, je ressens à nouveau du réconfort et de la satisfaction – juste pas avec l’intensité de ce tunnel initial.
Gare au tunnel
L’hyperfocus permet l’accomplissement de tâches dantesques, et l’hyperfixation génère une accumulation de données nombreuses et variées sur un sujet précis, le tout en un temps assez resserré.
C’est peut-être de cette intensité qu’il faut se méfier… un peu.
L’hyperfocus, cerf-volant en pleine tempête
Pour moi, les situations d’hyperfocus sont provoquées par une activité que je maîtrise (pas de façon experte, mais assez pour qu’il y ait une part d’automatisme) et qui a besoin de concentration, de stratégie et/ou de créativité.
Il existe un autre paramètre absolument nécessaire pour déclencher un hyperfocus : il faut que le sujet m’intéresse ou me procure une forme de satisfaction sensorielle.
(Il m’est ainsi arrivé de faire des hyperfocus sur de la saisie informatique, au travail, lesquels ont été rendus possibles parce je les organisais selon mes besoins et préférences autistiques, et que j’écoutais des audiobooks en même temps.)
J’aurais tendance à dire que l’hyperfocus ne peut être atteint que par une stimulation duale.
Dans certains cas, il s’agit de doubler l’activité en elle-même d’une seconde stimulation sensorielle, qui permet de totalement s’envelopper dans l’activité hyperfocalisatrice :
quand j’écris, je me mets de la musique pour arriver en état d’hyperfocus ;
quand je pratique une activité principalement manuelle mais qui peut nécessiter un peu de réflexion (bricolage, couture, loisirs créatifs), je me mets un film que je connais déjà par cœur en fond.
Certaines activités portent déjà en elles-mêmes cette double stimulation : lire et tenir le livre occupe les mains et l’esprit, jouer d’un instrument les sollicite aussi, tout comme les pratiques vidéoludiques.
Je sais que les activités sportives peuvent générer un état de flow, donc je suppose qu’on peut faire une hyperfocalisation sur du sport aussi, même si j’ose espérer que le corps se plaindrait plus vite…
Oui, parce que le gros problème de l’hyperfocus, c’est qu’il coupe tant du présent et de la localisation, qu’on peut être très désagréable si on est interrompuə et surtout qu’on en devient insensible à tout le reste.
Et là, oui, j’assigne un jugement de valeur, parce que je sais que ça peut avoir une incidence néfaste sur la santé et le moral.
On oublie d’aller aux toilettes, on oublie de boire, de manger, de dormir. Il y aurait une explosion devant son domicile qu’on ne l’entendrait pas.
Or, il est important de se rendre régulièrement aux toilettes si on ne veut pas développer des problèmes d’incontinence. Et dès lors qu’on ne boit, ne mange ou ne dort pas assez, le corps fonctionne moins bien.
Et même s’il est galère à entretenir et vraiment capricieux, il faut prendre soin de son costume de chair.
L’hyperfixation, tunnel en TGV
Vous savez quoi ? On peut faire des hyperfocus sur son hyperfixation, et ça, c’est vraiment chouette.
C’est comme ça qu’on se retrouve à apprendre toutes les histoires de famille à la cour anglaise au XVe siècle. On plonge dans un terrier et on creuse, on creuse, on creuse – et d’un coup, on est à nouveau à la lumière.
L’hyperfixation, par le lien passionnel qu’elle crée, permet un apprentissage rapide, car chaque information, chaque découverte provoque du plaisir et nourrit la motivation et l’engagement, dans un beau cercle vertueux.
Et en plus, on a toujours une chance ou une autre de tomber sur d’autres personnes avec la même passion, hyperfixation ou même intérêt spécifique – et là, c’est un beau moment de partage enthousiaste.
Là où pour l’hyperfocus, je mettais en garde sur les besoins corporels, qu’il vaut mieux éviter d’ignorer, pour l’hyperfixation, les « problèmes » sont davantage liés à la société et à la vision des autres.
Or je n’encouragerais jamais personne à s’inféoder à ces règles-là.
En revanche, oui, certaines personnes vous jugeront parce que vous « tournez en boucle » - ou, au contraire, parce que vous êtes passéə d’une hyperfixation A à une hyperfixation B si vite qu’on pourrait croire que vous avez jeté la A dans de l’acide tellement vous l’avez oubliée prestement.
C’est fréquent, d’autant plus avec une attention variable (le TDAH), de basculer très vite d’une hyperfixation à une autre, ou simplement d’en « perdre » une sans préavis. L’effet peut être déprimant ou désorientant et le mieux est alors de renouer avec un autre intérêt un peu plus ancien, ou de s’adonner à une activité dans laquelle on peut hyperfocus.
Un autre danger est au niveau financier, ce qui peut se cumuler avec l’impulsivité courante chez les personnes TDAH : là, je préfère rappeler qu’il vaut mieux ne pas acheter tout le merchandising de sa dernière hyperfixation sans consulter ses finances…
Tenir la barre et suivre son étoile
L’hyperfocus et l’hyperfixation sont de sublimes façons de se plonger dans un intérêt ou une activité. Il faut les chérir, leur permettre de s’exprimer, leur donner un terrain fertile – tout en prenant soin de soi-même.
Parce que malgré tout, et sans rentrer dans les discours pathologisants, je sais que ces concentrations ou ces tunnels peuvent parfois faire perdre pied.
Le cerveau a besoin de nutriments, d’eau, d’oxygène, de sommeil pour bien fonctionner – et si on se perd un peu trop dans une obsession, on peut risquer de louper certaines obligations sociales (ce qui a les conséquences qu’on leur donne, ni plus ni moins).
S’occuper de son corps comme d’un bébé
C’est ainsi qu’il m’est arrivé de nombreuses fois de sortir d’un hyperfocus avec la tête qui tournait, et à m’énerver pour un rien : déshydratation + hypoglycémie, le combo gagnant.
Je sais, moi aussi j’ai envie de dire que ce n’est pas grand-chose comme conséquences, quand on compare avec l’euphorie et l’adrénaline de l’hyperfocus et du bien-être qu’on a ressenti pendant toute la période, qu’elle ait duré deux ou douze heures.
La redescente est peut-être difficile et douloureuse, mais cet hyperfocus m’a permis de rédiger un de mes meilleurs chapitres et en un temps record, et ça me donne envie de m’y remettre et de continuer !
Dans certains articles sur le sujet, il est conseillé de se programmer des réveils pour interrompre l’activité de façon régulière. Je crois que si je programmais un tel réveil, je le balancerais par la fenêtre à la première sonnerie.
Une interruption pendant un hyperfocus peut être vraiment désagréable : si elle brise la concentration, elle provoque de la frustration – et alors la redescente arrive alors qu’on n’a pas pu aller au bout du high, ce qui rend l’épuisement d’autant plus douloureux.
Pour pallier ces difficultés (écouter les plaintes de mon corps affamé, assoiffé, engourdi, ne pas être trop sensible à des interruptions), j’ai pris l’habitude de vérifier l’heure dès que je commence une nouvelle partie de mon mail, que je change de page dans un chapitre…
En fait, comme j’ai du mal à générer mes propres transitions, j’utilise celles qui sont organiques à l’activité.
Alors je consulte l’heure et si ça fait plus de X temps (je ne vous dirai pas, ça dépend des personnes, c’est personnel, voilà) que je n’ai pas bougé, je me lève, je bois, je grignote, je passe aux toilettes (oui, quitte à faire une pause, on fait tout d’un coup).
Puis j’y retourne et mon corps me remercie.
Canaliser l’hyperfixation sans s’y noyer
Pour l’hyperfixation, je crois que les stratégies sont similaires, à un niveau un peu plus macro.
Si on s’aperçoit qu’on ne peut plus penser à autre chose qu’à l’hyperfixation, peut-être que ça vaut le coup de s’y plonger à fond, afin d’estimer ce qu’on a besoin d’avaler avant de commencer à sentir la satiété.
Si en revanche, la satiété ne vient pas, alors il faut commencer à morceler : c’est en mangeant lentement, en mâchant avec application, qu’on laisse au corps assez de temps pour nous prévenir qu’il est rassasié.
Si vous avez déjà eu des situations où vous avez dépensé beaucoup trop d’argent pour une hyperfixation, préparez-vous un budget fixe par mois pour les hyperfixations, peu importe leur nature.
Si du jour au lendemain, l’hyperfixation ne génère plus d’euphorie, alors il faut accepter cette redescente d’intérêt : la dopamine qu’on pouvait en tirer a été épuisée. Maintenant, il faudra trouver une nouvelle source, et en attendant, se donner le temps de respirer et accepter que la passion peut évoluer, sans être abandonnée.
Mais pour le reste, franchement, si vous kiffez quelque chose, allez-y à fond.
Personne ne devrait vous en vouloir d’être concentréə sur quelque chose qui fait battre votre cœur.
Alors allez-y : hyperfoncez !
Image par Toàn Lê de Pixabay
Ajout postérieur : J’ai écrit ce mail le 2 avril. J’ai réussi ma run à 32 sur Hades 2 le 6 avril. 😁✨
Merci pour cet article. Comme celui sur la théorie des cuillères, c'est possible que je renvoie mes lecteurs sur le tient pour expliquer tout ça !
L'hyperfocus c'est vraiment très pratique, j'ai énormément de mal à écrire sans l'être, c'est d'ailleurs bien plus difficile d'y rentrer depuis que j'ai arrêté les antidépresseurs tant les choses me perturbent facilement, que ce soit des émotions ou mon environnement.
C'est presque addictif cette sensation, et c'est possiblement la raison pour laquelle je n'aime pas "travailler". J'ai le temps de réfléchir et cette sensation est insupportable. Rapidement, j'ai des symptômes dépressif qui reviennent à ce moment-là.
L'hyperfixation, chez moi c'est un vrai problème, surtout sur l'aspect financier. Je me suis retrouvé à faire des crédits conso' pour éponger mes dépenses folles sur des sujets parfois sortis de nulle part. C'est d'autant plus dangereux qu'aujourd'hui la pub est partout pour des achats en plusieurs fois. J'ai eu jusqu'à 16 ou 17 achats en plusieurs, en même temps, au pique de mes fixettes, comme je les appelle souvent.
Une fois les 2 apprivoisées, je n'irai pas dire que c'est une chance, mais c'est peut-être un plus.