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Historiquement, les bals – des événements où le but est de danser – ont une grande importance sociale. C’est là où l’on rencontre la haute, c’est là où l’on se montre, où l’on parade.
Les bals et la danse sont des événements de performance, liés ensemble par l’implication sociale. Pas étonnant, alors, que je voie les échanges sociaux comme une chorégraphie. Chaque interaction est un pas, chaque bavardage, un mouvement gracieux de cet enchaînement.
Dès l’enfance, on apprend les rôles, les gestes – mais tout le monde n'apprend pas à danser au même rythme. Certaines personnes ont le rythme dans la peau, d’autre deux pieds gauches : tout le monde n’a pas les mêmes aptitudes sociales, certainəs sont rétivəs face à certaines chorégraphies… Et ce, à raison quand, au hasard, elles sont oppressives : qui veut servir de marchepied à unə danseusə qui se distingue uniquement par son costume ?
Certaines chorégraphies sont plus simples, d’autres plus complexes. Elles dépendent du lieu, des partenaires, de l’âge : à la maison, une bourrée ; à l’école, une gigue ; en rendez-vous amoureux, un menuet ou un tango ; au travail, un quadrille.
En fonction, la chorégraphie est plus ou moins rigide – ou laisse davantage de place à l’improvisation.
Chacunə connaît les gestes et le rythme à suivre, même sans en être conscientə. Comme dans une salle de bal, l’observataire remarque vite l’harmonie qui s’en dégage, les mouvements d’approche, les grands écarts, les sauts et les portés.
Toute ma vie, j’ai observé les échanges sociaux. J’arrive facilement à voir que c’est une chorégraphie, j’en comprends le fonctionnement, je vois les ruptures de rythme, les contrepoints.
Je suis même capable d’identifier quand quelqu’un d’autre se plante dans la chorégraphie. Je vois qu’iel trébuche et j’espère qu’iel retrouvera son équilibre – ou je lui tends la main, si je le peux, pour lae rétablir.
Pourtant, comme pour la danse au sens propre, je n’y arrive pas.
Dès que j'essaye de participer à la chorégraphie, je me plante misérablement. Je suis pataudə, je n'arrive pas à suivre le rythme, je percute mes partenaires, je leur écrase les pieds ou je leur fais des croche-patte.
Détail amusant au passage, les impairs sociaux sont souvent définis par des expressions liées aux jambes voire à la danse : mettre les pieds dans le plat, faire faux bond, ne pas savoir sur quel pied danser, perdre pied, faire des entrechats… Je n’invente pas la comparaison !
J’ai beau voir la chorégraphie, la comprendre, saisir le rythme de la musique et apprendre les pas… au moment de rejoindre la danse, la coordination me fait défaut.
Et alors, quand on glisse ou qu’on percute la personne d’à côté, ça peut être bénin comme dramatique. Ce n’est pas la même chose de ne pas comprendre une blague ou de dire « ben, quelqu’un est mort ? » à unə interlocutaire qui vient de perdre quelqu’un.
Quand on n’arrive pas à s’intégrer dans la chorégraphie, on se retrouve souvent sur les chaises, le long du mur de la salle de bal – c’est d’ailleurs là où la métaphore rejoint la réalité.
Moi, j’ai envie de dire : pourquoi est-ce que je devrais me forcer à danser la passacaille si je veux voguer ? Pourquoi est-ce qu’on devrait exécuter les pas du charleston, quand franchement, y a rien de mieux que le breakdance ? Marre de devoir reculer quand je danse parce que je n’ai rien qui pendouille entre les jambes !1
Oui, parce que les danses, comme la société, c’est genré, classiste, raciste : certaines danses sont « de vraies danses » et d’autres, non…
Je crois que ça s’est atténué, mais chaque époque a eu ses vieux conservateur·ices qui ont râlé sur la « nouvelle danse » où les partenaires se tenaient de plus en plus collé-serré – et les tentatives d’interdire de nouvelles formes de musique et d’art ont été nombreuses au 20e siècle (notamment en Allemagne dans les années 30-40).
Il y a toujours eu des gens qui dansaient à contre-courant, sans musique, seuls. Parce qu’iels n’avaient pas le choix, parce qu’iels avaient besoin de le faire, parce que seule cette danse-là leur permettait de survivre.
Jamais il n’y aura qu’une seule chorégraphie : il y en a autant qu’il existe de danses sur Terre. Si on s’emmêle les pieds dans la chorégraphie qui nous enseignée, on peut essayer de changer de rôle, de place – ou simplement, totalement s’en détacher.
Le mieux, c’est de trouver des personnes qui bougent à son rythme, qui comprennent ses pas-chassés et ses pirouettes.
Dansons pour le plaisir de danser. Dansons parce que la musique s’empare de nous. Dansons parce que le rythme vibre en même temps que notre cœur.
C’est à nous d’inventer nos propres pas : personne ne le fera à notre place.
Je repense ici à la fameuse citation : « Tout ce que fait Fred Astaire, Ginger Roberts le fait à reculons et en talons hauts ».
Merci Emma. Je comprends maintenant pourquoi j' ai toujours été fascinée par les Ménades et leur danse furieuse .
"Marre de devoir reculer quand je danse parce que je n’ai rien qui pendouille entre les jambes !¹"
Et c'est un d'un des secrets les mieux gardés et les plus puissants de la danse, qui est que quand on inverse les rôles de temps en temps (e.g. faire follower pour un mec, leader pour une femme) c'est un puissant exercice d'empathie qui remplace en quelques minutes des heures d'explications de la part du prof.
Et là aussi c'est une métaphore pour la vie
Voir le paragraphe "Dance both sides of the game" dans ce qui est sans doute le plus bizarre de mes articles favoris
https://dev.to/jmfayard/what-dancing-tango-tells-us-about-hacktoberfest-4kmd