Temps de lecture : 10 minutes
J’avais prévu pour aujourd’hui un super joli mail sur la nuit (oui, je parle ainsi de ma propre écriture, c’est thérapeutique), jusqu’à ce que
mentionne que le 2 avril est la journée mondiale de la sensibilisation à l’autisme.Alors, comme lui, je me suis dit qu’en tant qu’autiste militantə, je ne pouvais pas louper (encore une fois) cette occasion d’évoquer un des nombreux axes de l’empouvoirement autistique.
Et, comme je suis en ce moment dans une phase de grande fatigabilité et de détachement, que je n’arrive pas moi-même à expliquer ni à comprendre (on aime l’alexithymie)1, je me suis dit que ce serait intéressant tant pour vous que pour moi d’évoquer et d’explorer le poids de la performance dans un monde fait par et pour les allistes (non-autistes).
Quand on parle d’autisme, le masquage est souvent évoqué rapidement. De nombreux ouvrages sur le sujet l’abordent déjà dans leur titre : Unmasking Autism (Démasquer l’autisme) de Devon Price, UNMASKED: The Ultimate Guide to ADHD, Autism and Neurodivergence (Démasquéəs : Le guide ultime pour le TDAH, l’autisme et la neurodiversité) d’Ellie Middleton – et bien d’autres.
S’il s’agit d’une expérience partagée par de nombreuxes autistes (pas toustes), ce n’est pas pour rien : d’une façon ou d’une autre, nous avons senti que nous ne serions acceptéəs qu’en correspondant aux attentes des autres.
Et nous l’avons inscrit si profondément en nous que c’est devenu la compétence qui passait avant toutes les autres : notre valeur dépendait de notre capacité à cacher ce qui dérangeait et/ou à être particulièrement productifves, pour compenser notre décalage.
C’est un vécu qui n’est pas du tout limité à l’autisme : dès lors qu’on se retrouve dans un monde ou une situation qui n’est pas faite pour nous, notre instinct de survie nous pousse à tout faire pour ne pas sortir du lot, pour faire en sorte de rester dans le groupe.
Et c’est injuste.
Nous ne devrions pas devoir faire quoi que ce soit pour justifier notre droit à exister. Nous existons, c’est bien assez comme justification !
Le poids de la performance
J’ai toujours senti que j’avais un problème de légitimité. Je ne sais pas si c’était véritablement un syndrome d’imposture, car je n’avais pas vraiment l’impression d’être spécialement nullə.
En revanche, j’avais besoin que quelqu’un d’autre ou quelque chose d’autre confirme ma compétence, mon droit à être là, se porte garantə pour mon existence, pour la légitimer.
Je crois que c’est pour ça que j’avais du mal à valoriser mes compétences ou mes connaissances s’il n’y avait pas de diplôme pour le valider – et, même si j’ai réussi à diminuer cette pression interne, elle existe encore, à moindre mesure.
Être utile, c’est utile
Cette injonction à la performance, je ne l’ai pas sortie de mon chapeau : elle est martelée, en permanence.
Par exemple, je me souviens d’une conversation avec un ami un peu plus âgé (que je percevais un peu comme un mentor). Alors que je parlais de mon entrée dans le monde professionnel, qui se rapprochait et m’inquiétait, il m’a dit : « il faut te rendre indispensable dans ton entreprise ».
Et ça a fait sens pour moi, car en fin de compte, c’est un peu ce que je faisais sans le savoir – au niveau social.
Car j’avais fini par comprendre que si je voulais être acceptéə, il ne suffisait pas de m’appliquer à être comme les autres, puisque je restais chelouə. Il fallait donc que je sois utile, que j’apporte une valeur (puisque mon être n’en avait pas).
C’est ainsi qu’au lycée j’apportais régulièrement des goûters pour toute la classe, que j’organisais des grandes soirées dans le bel appartement de mes parents ; ou qu’en entreprise, j’ai commencé à prendre de plus en plus de tâches, à élaborer des procédures de plusieurs dizaines ou centaines de pages, pour que mon utilité soit indéniable.
J’étais peut-être bizarre, mais au moins ma présence s’accompagnait d’avantages, de productivité : un peu de camouflage, beaucoup de capitalisme (ou l'inverse, dans tous les cas, c'est ca-ca).
Cette idée d’utilité, elle est aussi alimentée par le stéréotype du génie autiste, véhiculée par trop de médias, où l'autisme rend la personne extraordinairement utile sur un sujet très précis (au point d'être indispensable). Cette image peut renforcer la pression pour les autistes (qu’iels masquent ou non) de capitaliser sur leurs intérêts et compétences : tant mieux pour cielles à qui ça plaît (et pour qui c’est possible), mais ça peut être lourd dès lors que ça relève de l’obligation ou de l’attente.
C’est d’ailleurs une souffrance courante, au vu des memes de ce type que je vois régulièrement :

La fatigue de devoir justifier son existence
Je sentais, je savais, que si je lâchais le moindre lest, ce serait fini, alors je cadenassais tout, avec une extrême efficacité.
Et dès que je passais la porte de mon appartement, je m’écroulais, incapable de faire la moindre tâche ménagère. Je crois que nous commandions à manger quasiment tous les jours ouvrés avec mon amoureux à cette époque – et le reste du temps, c’était lui qui cuisinait, jamais moi.
Sans parler de mes nombreux arrêts maladie, pour rhumes, allergies, douleurs abdominales. Mon corps me hurlait que c’était trop. Que me battre sans arrêt juste pour démontrer que j’avais de la valeur me grignotait de l’intérieur, m’épuisait et me fragilisait.
Ça a commencé lentement, mais soudain, exponentiellement, c’est devenu de pire en pire.
J’ai fini par démissionner, par chercher d’autres voies pro, avec le soutien de mes proches – et par découvrir que j’étais autiste.
Pourtant, je me retrouve encore à lutter contre ces mêmes réflexes.
À expliquer, à éduquer, à sensibiliser – et j’aime le faire, parce que ça fait partie de qui je suis. Pourtant, en même temps, je reconnais que c’est une charge mentale de plus, une charge mentale injuste.
Parce que je ne devrais pas avoir à raconter mon vécu de manière pédagogique pour mériter du respect et des aménagements.
Bien entendu, ce n'est pas un reproche : par définition, on ne connaît que sa propre expérience et le seul moyen d'en connaître une autre, c'est qu'elle nous soit expliquée.
Mais le fait de devoir le faire, encore et encore, est parfois épuisant.
Masquer, c’est s’oublier
J’ai lu à plusieurs reprises que le trouble anxieux généralisé, comorbidité souvent diagnostiquée aux personnes autistes, n’est en réalité par vraiment une angoisse. Je ne sais pas quel est le consensus scientifique sur cette théorie, mais elle a résonné avec mon vécu (et celui de nombreuses personnes autistes), alors je veux l’évoquer.
Ce que nous appelons anxiété chez les personnes autistes serait moins une peur irrationnelle qu’une réaction logique et imparable aux infinis rejets que nous avons vécus tout au long de notre vie – sans comprendre la raison de ces rejets.
Quand on observe cette « anxiété généralisée » sous cet angle, elle se vêt d’un sens nouveau – et explique en même temps le poids du masque autistique, conséquence lui aussi de ces petits et grands rejets.
Ce sont toutes ces petites réactions négatives qui nourrissent la nécessité de masquer – tout comme elles alimentent la peur constante de ne pas faire assez bien, de ne pas faire comme il faut : de l’anxiété, oui, mais qui est le résultat cohérent d’un passif de micro- et macro-traumatismes.
Pourquoi masquent les personnes autistes ?
Parce qu’elles ont vu, vécu, compris que si elles ne le font pas, si elles ne s’efforcent pas de correspondre aux attentes des autres, elles ne seront pas acceptées.
Or, tout le monde a besoin de se sentir entouré. L’être humain est un animal social et, peu importe le neurotype, il est inscrit dans notre psyché la plus profonde, de façon atavique, que si nous ne parvenons pas à faire partie du groupe, nous allons mourir.
(Peut-être moins aujourd’hui, et encore, mais c’est difficile de réécrire des millénaires de développement.)
Alors, nous essayons de déduire les raisons pour lesquelles cette parole, ce geste, cette réaction, ce vêtement ont provoqué une réaction négative et nous compensons. Nous tentons, par tous les moyens à notre disposition, de cacher ce qui dérange.
Hélas, ça ne marche pas. Même en imitant au mieux les comportements allistes, nous dénotons toujours d’une façon ou d’une autre, et la conclusion est toujours : « cette personne est cheloue ».
C’est l’effet uncanny valley (« la vallée de l’étrange »), qu’on ressent par exemple face aux androïdes qui imitent trop bien l’humanité – si bien, que ça provoque une sensation de malaise chez les personnes allistes2.
(Attention cependant à ne pas exploiter cet effet pour déshumaniser les personnes autistes, ce qui est souvent un risque quand on utilise le codage autistique pour des androïdes, des anges ou des aliens dans la fiction.)
Beaucoup de gens s’attendent à ce qu’on masque – pour répondre aux règles de courtoisie, de politesse, au décorum, à « ce qui se fait » : c’est un « effort normal », puisque tout le monde le fait.
Je sais qu’une partie de ces règles implicites sont un effort pour les personnes allistes, que ça ne va pas forcément « de soi ». Pour autant, chez les personnes autistes, ce n’est pas juste un effort : c’en sont de dizaines, tout un château de cartes pour dissimuler ce qu’on n’a pas le droit d’être.
Ne pas agiter ses mains ou bouger bizarrement, regarder dans les yeux (ou le front ou le nez, pour en donner l’illusion), moduler l’intonation de sa voix ou contrôler les muscles de son visage pour esquisser des expressions en rapport avec la situation, choisir un vocabulaire adapté, s’habiller et se maquiller comme il faut, obéir à des hiérarchies et des normes qui n’ont aucun sens…
Ce n’est pas juste un masque, c’est une armure.
Non. C’est une dame de fer.
Oui, ce caisson bardé de pics à l’intérieur, engin de torture particulièrement horrible.
Parce que l’armure nous permet de cacher ce qui doit l’être, c’est-à-dire… tout. Mais elle nous coupe aussi de nous-mêmes. À force de masquer, on en oublie qui on est, ce dont on a besoin.
On bouge dans cette armure qui nous torture et chaque geste effectué nous fait saigner. Ce n’est pas pour rien que de nombreuses personnes autistes font des burn-out autistiques réguliers (tous les 6 mois, par exemple) et que le taux de suicidalité est bien plus haut que dans la population alliste.
Le masque cause aussi des problèmes identitaires – je sais que j’ai passé des années à ne pas savoir qui j’étais. Cela n’aide pas à nouer des relations, car on ne sait jamais si on est aimé pour son masque ou pour qui on est en-dessous.
Heureusement, certaines personnes ne se laissent pas leurrer par le déguisement – et d’autres glapissent de joie en découvrant ce qui se cachait derrière.
Des rejets, il y en a toujours aussi.
Et, bien entendu, la capacité de masquer est valorisée par la société, par le corps médical et professionnel : une personne autiste qui masque est adaptée.
Les conséquences de cette croyance ?
D’une part, on stigmatise d’autant plus les personnes qui ne masquent pas (que ce soit parce qu’elles ne peuvent ou ne veulent pas).
Et de l’autre, on ignore joyeusement les conséquences dramatiques du masquage sur la santé mentale et physique des personnes autistes qui le pratiquent.
C’est la raison pour laquelle dans la communauté autistique, de nombreuses personnes (dont je fais partie) préfèrent qu’on cesse de parler des personnes autistes low-functioning (à bas fonctionnement) et high-functioning (à haut fonctionnement).
Cette distinction est, encore une fois, un jugement de valeur de la part d'allistes sur le « poids » que la personne autiste représente pour son entourage, ou au contraire de son « utilité » sociale et/ou professionnelle : dans le premier cas, elle est utilisée pour priver ces personnes d’autonomie, et dans le second, pour leur refuser de l’aide.
Exister suffit
C’était la conclusion de mon mail de la semaine dernière : « Vous existez et ça suffit déjà. »
Et je continuerai à le marteler, encore et encore, jusqu’à ce que j’y croie moi-même au plus profond de mon être, jusqu’à ce que tout le monde y croie – jusqu’à mon dernier souffle.
Un chat n’a pas besoin de justifier son existence en attrapant les souris : il attrape des souris parce que ça fait partie de son fonctionnement – et s’il n’en attrape pas, il n’en reste pas moins un chat. Actuellement, j’en ai un sur les genoux, il me réchauffe et me tient compagnie, mais il pourrait faire n’importe quoi d’autre, ça n’y changerait rien.
La valeur est intrinsèque à l’existence
Alors, aujourd’hui, en cette journée mondiale de sensibilisation à l’autisme, je veux affirmer à nouveau à quel point il est dangereux et toxique d’assigner une forme de mérite à la performance.
Je veux qu’on apprenne ensemble à reconnaître et respecter les besoins des personnes neurodivergentes, sans aucune condition – qu’elle soit de comportement, d’apparence ou de productivité.
Je veux plaider pour un monde dans lequel on n’a pas besoin de s’adapter en permanence pour justifier notre existence.
Parce que la diversité des modes d’existence est une des choses les plus belles et précieuses au monde, parce que c’est grâce à cette diversité, grâce à la divergence, grâce à la différence qu’on peut peupler le monde d’ingéniosité et de tendresse – pas par la rentabilité ou la conformité.
Construire un monde sans masque
Ce n’est pas pour rien que je recherche de plus en plus des espaces et des personnes dans et avec lesquelləs je n’ai pas besoin de masquer.
Ce n’est pas pour rien que j’écris cette newsletter, pour prêcher jusqu’à m’en convaincre moi-même qu’il est possible d’exister, de se reposer, de récupérer sans culpabilité.
J’y crois.
Et s’il y a un effort que tout le monde doit fournir, c’est l’écoute. Entendre les vécus des autres, peu importe à quel point ils vont à l’encontre de ce que nous connaissons, c’est déjà le premier pas.
Et ensuite, il ne reste qu’à s’entraider, à étendre sa bienveillance à toustes et à accepter les différences sans conditionnalité.
Écrire ce mail n’a pas été facile. Je ressens toujours la peur du jugement et je me juge moi-même, de ne pas être au top de ma forme, de ne pas parvenir à passer une journée sans crier ou pleurer, de me plaindre.
Mais au moins, ce texte me permet d’affirmer à nouveau que nous avons le droit d’exister sans avoir à nous cacher ou à justifier notre place.
Je ne m’épuiserai plus pour m’adapter à la société – même si, pour ça, il me reste encore à comprendre ce qui m’épuise en ce moment.
La productivité ou la capacité à se conformer ne sont pas des conditions pour mériter respect et dignité.
Et ça, je le sais : depuis que j’ai accepté que je ne serai jamais productifve dans un sens capitaliste, depuis que je suis qui je suis sans me censurer, que je m’habille, me comporte, m’exprime sans passer tout le temps par le filtre de l’acceptable, je me sens bien plus heureuxe.
C’est une preuve que je vais dans la bonne direction.
Alors je continue, un pas après l’autre. Et je ne compte pas m’arrêter.
« L'alexithymie est une difficulté à identifier, différencier et exprimer ses émotions, ou parfois celles d'autrui. Ce trait de personnalité est communément observé parmi les patients présentant des symptômes psychosomatiques, et chez la moitié, environ, des personnes autistes. » (Wikipedia)
Un article intéressant sur l’uncanny valley : https://lejournal.cnrs.fr/articles/petit-detour-par-la-vallee-de-letrange
Merci Emma !
Merci Emma pour ton mail. Il m'a ému ! C'est ce que je me dis aussi en tant que personne autiste depuis quelques temps, que je n'ai pas à prouver ma valeur. Exister suffit déjà ! Merci merci merci !