Le féminin l’emporte sur le masculin
L’écriture inclusive dans un roman – Partie 4 : Conclusion
Je t’avais laissée (accord de sens) en plein cliffhanger la dernière fois !
Est-ce que tu m’en veux beaucoup ?
Promis, je répare ça de suite, et je te révèle ma décision.
Le « e »
Tu l’auras deviné avec mon ode très cryptique : mon choix s’est porté sur le « e ».
Le « e » est la lettre de l’accord, c’est donc le « e » que j’ai retenu. Mais pas le « e » que tu connais. Non, un « e » qui n’est pas utilisé en français : le « ǝ ».
Tu sais comment il s’appelle ?
Je te le donne en mille… le « e culbuté ». (Je suis en train de ricaner depuis une collégienne depuis que j’ai découvert cette appellation. Vais-je m’en remettre ? Le futur nous le dira.)
En m’assurant que je ne disais pas de bêtises concernant l’inutilisation du ǝ en français, j’ai appris qu’il est présent dans l’alphabet international africain et dans nombre d’autres langues africaines, prononcé « e » ou « eu » (par opposition au « e » prononcé « é » et au « ɛ » prononcé « è » ou « ê »). (Encore une fois, je te livre ma lecture rapide de la page Wikipédia, il est possible que me trompe !)
Mais surtout, il est le symbole du quantificateur existentiel en mathématiques et se prononce dans ce cadre : « il existe ». N’est-ce pas un signe ? (Je succombe à nouveau à la licence poétique, car en réalité le symbole du quantificateur existentiel est le ∃, et non le ǝ, mais j’avais trouvé ça joli. Donc j’ai triché.)
C’est ce « e culbuté » que j’ai décidé d’utiliser pour le neutre dans ma trilogie. Quelques exemples :
Iel est sereinǝ – heureuxǝ, même !
Iel est passéǝ par ici, iel repassera par là.
Pour les formulations inclusives désignant un groupe de personnes, dont les genres sont variés ou inconnus, je tâtonne encore un peu. Je pense à des formes comme celles-ci :
Les grandǝs cheffǝs sont très célèbres ou célèbrǝs.
Les lectricǝs en ont marre de tes exemples sans queue ni tête, Emma.
Du coup, au lieu de mettre le point médian pour ajouter le féminin au masculin, on partirait sur la forme féminine. Comme – c’est vraiment très pratique tout de même ! – la forme féminine a quasiment toujours un e, il suffit de le culbuter pour indiquer qu’on ne parle pas « juste » de femmes, mais bien de tous les genres. (Et puis, visuellement, c’est un peu comme si le féminin l’emportait sur le masculin !)
Je pourrais même l’appliquer au termes épicènes si je voulais pousser le vice : « de magnifiquǝs adultǝs ».
Bon, cette solution est pratique à l’écrit, moins évidente à rendre à l’oral. Je pense m’y tenir pour l’instant, au lieu de me poser la question à chaque fois que je ne peux pas utiliser les accords de proximité ou de sens. (Parce que jusqu’à maintenant, à chaque fois, je regardais ma page et je me demandais ce que j’allais faire, paralysée par mon incapacité à me décider !)
Tout dépend des narratricǝs
Sublimes est une trilogie –
(Attends, minute, je viens d’avoir une révélation. Le titre de ma trilogie ne pourrait-il pas être… Sublimǝs ? En admettant qu’on culbute les e des termes épicènes. Ça me plaît, en tous cas !
Oui, oui, je me remets sur les rails…)
Je disais donc : Sublimǝs est une trilogie où l’on passe d’un point de vue à un autre. Il y a de nombreuxǝs narratricǝs, qui – pour diverses raisons – sont plus ou moins sensibles à l’inclusivité. De fait, j’adapte mon style d’écriture et de narration en fonction des points de vue. En toute logique, si un de mes personnages ne pratique pas l’inclusivité – que ce soit de façon verbale ou même dans sa conception de la vie – je n’utilise pas les formes inclusives pendant ses points de vue.
On aura donc des passages qui pourraient plaire à l’Académie française (Ô rage ! Ô désespoir !) - et des chapitres truffés de « e » culbutés. (Oui, je mets « e culbuté » à tous les paragraphes, je n’y peux rien, j’adore le nom de cette lettre !)
Conclusion
Comme je suis gentille, je te propose un petit récapitulatif de tout ce que j’ai évoqué dans mes mails précédents, pour que tu puisse piocher les solutions qui te plaisent le plus !
Le masculin ne l’emporte pas sur le féminin
Pour éviter de dire « le garçon et les quarante-sept filles sont partis », tu peux choisir l’accord de proximité (« filles » est plus proche de « partis » que « garçon », donc c’est « parties ») ou l’accord de sens (les filles sont plus importantes (dans ce contexte) ou plus nombreuses que le garçon, donc c’est « parties »).
Utiliser les formes féminines qui existent – et en inventer !
N’hésite pas à réhabiliter les « vieux » féminins et à créer ceux qui te manquent, en suivant cette simple règle : si le nom vient d’un verbe, le suffixe à appliquer est — euse (chanter > chanteur > chanteuse) ; tandis que si le nom ne vient pas d’un verbe, le suffixe doit être — rice (auteur vient d’écrire donc autrice).
Un petit florilège de « vieux » féminins : jugesse, mairesse, notaresse, philosophesse, libraresse, orfèvresse, clergesse, administraresse ou administresse, jongleresse, chasseresse, baillive (féminin de bailli), daine (de daim), gnomide (de gnome), loup-cerve (de loup-cervier), quidane (de quidam), sphinge (de spinx)…
Le point médian ou la concaténation
Si tu ne te sens pas d’utiliser le « e culbuté » (hihihi), tu peux privilégier le point médian ; et si tu veux être parfaitement inclusivǝ, tu n’oublieras pas d’y adjoindre le « x » : — eur•xices (« les lecteur•xices »).
Tu peux préférer la concaténation, auquel cas il te faudra suivre l’ordre alphabétique : « chères lectrices et chers lecteurs » (le e de « chères » est avant le « s » de « chers ») ou « les lecteurs et lectrices » (le « e » de « lecteurs » est avant le « r » de « lectrices »).
Les pronoms neutres
Que tu aies besoin d’évoquer plusieurs personnes de genres variés ou bien une personne non-binaire ou dont le genre t’est inconnu, n’hésite pas à utiliser les pronoms neutres : iel, ille, celleux, ellui…
Évidemment, si une personne t’indique quels sont ses pronoms, tu n’as pas à décider d’en utiliser d’autres : respecte son identité !
Le e culbuté
Et si mon choix te plaît, que tu aimes culbuter les dogmes et les « e », libre à toi d’user du ǝ ! Hélas, il n’a pas de raccourci clavier, à ma connaissance, donc garde-le bien au chaud dans ton presse-papier (ou, comme moi, crée un raccourci maison).
Voilà, nous sommes arrivéǝs au bout de mon épopée inclusive (merci Lala pour cette jolie formule) ! J’espère que tu en as apprécié la lecture – et que tu tenteras d’appliquer certaines propositions !
J’ai rassemblé ce cycle de mails en un article récapitulatif, si d’aventure tu souhaitais pouvoir le partager plus facilement !
À samedi ☺
Hé ben, hâte de voir ce que ça va donner dans le roman, tu feras partie des pionnièrǝs sur ce créneau !
Tu dis "Je pourrais même l’appliquer au termes épicènes si je voulais pousser le vice : « de magnifiquǝs adultǝs>>" mais c'est bien là que je le trouve le plus chouette : il permet de bien rappeler la présence d'autres genres dans ces formes presque toujours entendues comme masculines.
J'ai un peu plus de mal avec le x comme dans "les lecteur•xices", car je prononce tout dans ma tête, et du coup, je n'entends plus du tout la forme féminine, mais la forme masculine + un truc étrange.
Je m'étais habituée à écrire, lire et dire "les lecteurices", que j'aimais bien. Pour la forme "lecteur•xices", il faudrait donc prononcer , "Les lecteurs, lectrices, et autres genres". Cela fonctionne à l'oral, mais en lecture ça va me prendre un temps d'adaptation.
Et sinon, connais-tu le féminin universel, l'écriture des TERFs ? Est-ce que la systématisation de la forme féminine comme support pour le e culbuté ne nous fait pas risquer l'amalgame avec cette chose-là ?
Bon, je dois regretter que ce soit la fin du sujet, je joue les prolongations ;)
Pourquoi ne pas employer les mots lecteurice(s), narrateurice(s), etc... Comme des mots à part entière ?
En tout cas à l'oral je trouve que ces mots sonnent bien et permettent bien l'inclusivité.
J'aime bien l'idée du e culbuté. C'est drôle, et ça laisse la lecture fluide 🙂