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Contrairement à ma sœur benjamine, je n’ai pas des mains de pianiste.
Contrairement à ma sœur cadette, je n’ai pas des mains de princesse.
Non, mes mains ressemblent à celles de ma mère, plus petites certes, mais construites de la même façon, noueuses et agiles sur le clavier… de l’ordinateur.
Cependant, comme ma mère, je joue aussi du piano. Pour le plaisir, et non comme métier. Et la présence de claviers tant au piano qu’à l’ordinateur (lieu de l’écriture pour moi), n’est pas anodine.
Je me suis en effet aperçue que la pratique du piano m’aidait pour l’écriture. Et pas seulement parce que les moments où je me perds dans la musique m’inspirent !
Non, le piano, sa dualité, ses règles – tout ça peut s’appliquer à l’écriture, de façon pratique et théorique. Il y a vraiment quelque chose de magique dans l’universalité de la création, dans la façon dont on peut appliquer les règles d’un art à un autre.
Et aujourd’hui, je vais vous parler piano et écriture.
Il y a une différence de taille, pourtant : au piano, je joue des œuvres d’autres compositeurs, tandis que j’écris mes propres histoires. Étrange, non, de chercher des méthodes de travail, de l’inspiration, des techniques d’écriture dans des œuvres musicales, plutôt que dans d’autres romans ?
Pourtant, c’est parfois plus simple de s’inspirer d’un autre art pour fignoler le sien : je ne compte plus le nombre de fois où j’ai usé de techniques cinématographiques pour décrire une scène ou une ambiance.
Ici, dans le cas du lien piano-écriture, c’est un morceau en particulier qui a donné naissance à cette réflexion, à savoir le prélude n° 6 en ré mineur (ma tonalité préférée) du Clavier Bien Tempéré de J. S. Bach (BWV 851), joué ci-dessous par Glenn Gould :
Dans ce morceau, la main droite (les aigus) cabriole, elle danse sur le piano, en triolets de doubles croches excitées. La main gauche (les graves), elle, n’offre qu’une croche pour chaque triolet, plus calme, plus posée.
C’est peut-être plus clair avec ce petit bout de la partition, où l’on voit bien la différence entre la main droite (la portée du haut) et la main gauche (la portée du bas) :
J’adore ce morceau et je le travaille beaucoup, et c’est au cours de ces moments d’étude que je me suis aperçue d’une chose : je travaille les mains séparément, pour maîtriser d’une part la virtuosité de la main droite, et de l’autre arriver à faire ressortir la mélodie portée par la main gauche.
Et là, ça m’a frappée : les cabrioles de la main droite, ce sont les péripéties ; la mélodie de la main gauche, ce sont les thèmes forts qui sous-tendent l’histoire.
Ainsi, la main droite brouille les pistes, virevolte, impressionne ; elle est sur le devant de la scène, c’est elle qu’on entend d’abord…
Dans un roman, il s’agirait des péripéties, des rebondissements, des actions des personnages, des dialogues.
La main gauche, elle, plus tranquille, porte l’harmonie, et surtout, elle donne la mélodie. Elle donne le thème…
Ou plutôt, les thèmes forts de l’intrigue, comme le développement intérieur des personnages, mais aussi les points pivots du roman. Dans Sublimes, j’y compte la question de l’identité, de la découverte de soi, l’inclusivité, l’égalité, la consommation…
Ici, l’équilibre composé par Bach et interprété par Glenn Gould est ce qu’il y a de plus inspirant : les cabrioles de la main droite accompagnent le thème de la main gauche, qui pourtant n’est pas grandiloquent. Il est là, il ne doute pas une seule seconde de sa propre présence ni de sa légitimité.
À mes yeux, c’est cet équilibre qu’il faut atteindre lorsqu’on écrit de la fiction : les péripéties doivent être intéressantes, haletantes, emporter le lectorat jusqu’au bout de l’histoire… mais elles ne doivent surtout pas éclipser les thèmes, au risque justement de rendre la fin décevante.
L’exemple qui me vient, sans doute parce qu’il s’agit d’un de mes romans préférés et qu’il lie musique et littérature, est celui de Cartographie des Nuages (Cloud Atlas) de David Mitchell (adapté en film par les sœurs Wachowski).
Ce roman est construit en poupées russes : une première histoire, un journal de voyage, s’ouvre, puis s’interrompt au milieu. Une deuxième histoire commence alors, des lettres d’un compositeur qui lisait le journal de voyage. Celle-ci s’interrompt à son tour, et l’on passe sur une troisième histoire, qui s’interrompt pour une quatrième, puis une cinquième, stoppée par la sixième. Celle-ci, le noyau du roman, est racontée dans son intégralité, puis enfin on a la fin de la cinquième histoire, puis de la quatrième, et ce, jusqu’à la première, qui achève le roman.
Chaque histoire est entremêlée avec la précédente et la suivante, chaque histoire change d’époque, de genre et de style (épistolaire, scénario, enregistrement…), de narratricə. Pourtant, elles sont toutes liées, de façon intradiégétique, mais aussi tout simplement par les thèmes forts du roman.
L’auteur des lettres, le compositeur, planche sur une œuvre magistrale, un sextuor (œuvre de musique de chambre pour six instruments – comme les six narratricəs), qui hante les autres personnages.
Les multiples péripéties, la construction si particulière, les interactions entre les différentes histoires : tout ça, c’est la main droite.
Le sextuor qui hante le livre, les thèmes forts (l’avidité, l’esclavage, les préjugés, le destin vs le libre-arbitre…) : voilà la main gauche.
Alors me voilà prête à composer mon roman comme ce prélude en ré mineur, avec des péripéties virtuoses, ancrées sur des thèmes constants.
Et je sais déjà que ce n’est pas la dernière fois que je verrai un lien entre deux arts différents, entre l’interprétation et la création, entre la musique et l’écriture.
Car la création s’exprime dans une infinité de langues et la grammaire de chacune d’entre elles peut s’appliquer à toutes les autres… avec un peu d’imagination !
C’est MAGNIFIQUE CET ARTICLE PUNAISE
Merci Emma
J’aime beaucoup cette réflexion. C’est un joli parallèle et surtout ça fait complètement sens maintenant que c’est dit !