Autisme, émotions et écriture
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Il y a peu, on m’a demandé comment je conjuguais mon alexithymie et l’écriture des émotions de mes personnages. La question de Sam m’a interpellée : c’est vrai ça, comment fais-je ?
Pour rappel, parmi les marqueurs de l’alexithymie, on compte une incapacité à identifier ses sentiments et à les distinguer de ses sensations corporelles et une difficulté pour communiquer verbalement les émotions. J’en parle plus dans ce mail :
De la fiction à la réalité
Si l’alexithymie se retrouve chez de nombreuxes autistes, un autre point fréquemment observé est la difficulté au niveau des interactions sociales – et je n’y fais pas exception. La compréhension du non-dit, des sous-entendus, du second degré sont autant de compétences que doit acquérir une personne autiste, à l’inverse des allistes1, pour lesquelles il s’agit la plupart du temps d’une aptitude innée.
Les études tendent à montrer que de nombreuses personnes autistes assignées femmes à la naissance apprennent à naviguer les relations et échanges sociaux… grâce à la fiction.
Et ça a clairement été le cas pour moi, en particulier par la lecture.
Je me souviens encore de mes passages hebdomadaires à la bibliothèque jeunesse du 2e arrondissement de Paris (RIP), d’où je repartais chargée du maximum de livres autorisé… multiplié par deux, puis par trois, puisque j’usais des cartes de mes sœurettes moins lectrices !
À l’école primaire, on m’appelait « Miss TGV », car je dévorais un à deux ouvrages par jour ; au collège, j’étais « la lectrice », car j’avais le nez plongé dans un bouquin dès que l’occasion se présentait, soit pendant les interclasses, dans la queue de la cantine, dans la rue…
Bref, j’apprenais la vie dans mes romans, je m’imprégnais de la narration qui décrivait avec force détails les réactions et les émotions des personnages, me permettant, petit à petit, de mieux comprendre celles de mes pairs.
La grande différence, hélas, réside dans la réalité de la cohérence narrative : les émotions des personnages servent ou s’inscrivent dans l’intrigue. Elles y deviennent presque rationnelles, puisque cielles qui les ressentent sont des créatures de fiction. On peut apprendre des réactions stéréotypées, mais elles ne s’appliquent pas si bien à la réalité.
(En revanche, la fiction – plutôt cinématographique et télévisée pour le coup – m’a été d’une grande utilité pour développer mes compétences en bavardage social / small talk.)
De la réalité à la fiction
Si les récits ne m’ont pas rendue une experte des interactions sociales (loin de là, puisque mon trouble anxieux généralisé comporte un important volet d’anxiété sociale), ils se sont imprégnés en moi et m’ont donné une base solide pour… l’écriture.
Lorsque je crée mes personnages, je les rends aussi humains que possible : je leur donne des forces et des vulnérabilités, des désirs, des peurs… Je les rends complexes afin que les lectricəs oublient un instant qu’ils ne sont que des créatures de papier – ce qui, au passage, permet de tirer un peu sur la corde de la suspension consentie de l’incrédulité.
C’est pourquoi, il est important de créer ses personnages avant de s’attaquer à la trame de l’intrigue. Car que l’on écrive un roman où les retournements de situation précèdent les émotions ou un récit où les émotions précèdent les retournements de situation… les personnages sont toujours au centre !
Ce sont à eux que s’attachent les lectricəs, ce sont eux qu’iels suivent, bref : sans personnages, pas d’histoire !
Pour ma part, et maintenant que j’ai écrit un roman de fantasy et une romance, je suis capable d’affirmer que je suis bien plus à l’aise dans le premier genre. En effet, j’ai plus de facilités à déterminer quels seront les arènes du récit, les événements-clés, les situations difficiles… puis à en déduire les réactions des personnages que l’inverse.
Par exemple, lorsque j’ai construit la trame du premier tome de Sublimes, j’ai d’abord pensé à la situation initiale, à ses paramètres, aux issues possibles… et ensuite, je me suis penchée sur les réactions probables de mes personnages.
En revanche, lorsque j’ai créé le fil directeur de Coloc avec le mec de mon ex, il m’a fallu réfléchir « à l’envers », car c’étaient les émotions et les réactions des personnages qui informaient2 le récit.
(J’aurais peut-être dû partir sur un hybride romance-suspense ou romance-fantasy (ou romantasy, comme on dit) pour me faciliter la tâche, mais je n’y ai pas pensé sur le coup.)
Le fait est qu’il m’est plus simple de construire la trame depuis l’extérieur puis de m’intéresser à l’intériorité des personnages.
Comme l’a résumé Sam pour moi, j’ai une approche « technique » de mes personnages et de leurs réactions : en d’autres termes, je me suis concocté une sorte de base de données des émotions à mesure de mes lectures et de mes observations, que j’utilise pour estimer la réaction possible de mes personnages.
Ainsi, s’il arrive tel événement à un personnage X, sa réaction logique par rapport à la personnalité que je lui ai déterminée serait ceci. Par exemple, Lucrèce – avec son ego surdimensionné et sa peur de la honte – réagirait de façon agressive dans une situation où elle se ridiculiserait.
Cependant, il y a un monde entre l’écriture de la trame et la rédaction elle-même. Je ne compte plus le nombre de fois où Lucrèce (entre autres) m’a fait un pied-de-nez et réagi de façon tout à fait inattendue. Il peut y avoir plusieurs raison à cela :
Le personnage a évolué au cours des événements du roman ; or, au moment de la préparation de la trame, je n’ai pas pris en compte son évolution. Ainsi, Lucrèce au début du roman réagirait de façon agressive si elle s’était ridiculisée… mais à la fin, elle prendrait sur elle, sachant qu’il vaut mieux éviter de se faire davantage d’ennemis !
Je n’avais pas pris en compte certains paramètres de la scène : si Lucrèce se ridiculise devant des personnes qu’elle estime ou des personnes dont elle n’a rien à faire, sa réaction ne sera pas la même.
Je me suis trompée au moment de la préparation de la trame et Lucrèce (ou X autre personnage) me fait bien sentir à quel point j’étais à l’ouest (oups).
Il m’est arrivé la même chose avec Coloc avec le mec de mon ex : j’avais prévu que Sara rompe avec Quentin au chapitre 11, mais elle a décidé de le faire bien plus tôt !
Et de la fiction à la réalité
En réfléchissant à la question de Sam, je me suis aperçue que les émotions de mes propres personnages me permettaient de comprendre les miennes. Ou l’inverse : je ne compte plus le nombre de fois où je suis sortie d’un rendez-vous chez ma psy, dégainé mon carnet et noté une réflexion née de ce rendez-vous… pour l’appliquer à l’un de mes personnages.
Mais je crois que l’écriture compense surtout mon alexithymie de la plus belle des façons : plus encore que quand je lis ou que je regarde un film ou une série, lorsque j’écris… je vis les émotions de mes personnages.
Régulièrement mon amoureux me demande pourquoi je soupire, je ris, je fais la grimace devant l’écran de mon ordinateur… La réponse est simple : j’incarne, j’éprouve, je vis ce que j’écris.
Et c’est l’une des raisons – si ce n’est la raison – pour laquelle je n’arrêterai jamais d’écrire !
Personnes non autistes.
Au sens de « donner sa forme à ».