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J’ai toujours eu une fascination pour les costumes et les masques.
Mon anniversaire tombant autour de Mardi Gras, j’organisais systématiquement des fêtes costumées – de mon plus jeune âge au quart de siècle. J’ai appris à coudre pour me faire des costumes, j’ai plongé avec enthousiasme dans le cosplay (sur lequel a porté mon mémoire de M1), j’adore les bals masqués, je collectionne les masques…
Alors oui, une partie de cette passion s’orientait autour du travestissement, du flou du genre et de tout ce qui troublait la binarité de genre.
Pour autant, la dissimulation de l’identité, l’idée d’un paraître qui cache l’être m’attirait tout autant : ce sont les deux pendants de la mascarade qui me la rendaient si capitale et précieuse.
Quand j’ai découvert la notion de « masquage » ou « camouflage » autistique, je n’ai pas ressenti de surprise. Juste une nouvelle pièce dans les rouages de ma compréhension de ce neurotype et de mon fonctionnement.
Beaucoup de personnes autistes masquent sans même savoir qu’elles le font : elles ont l’impression qu’il s’agit d’une norme implicite. C’est comme s’il y avait une confusion entre leur camouflage social et la courtoisie alliste (non-autiste).
Cet amalgame n’est pas étonnant, parce qu’on reçoit ces enseignements de la même façon en tant qu’enfant : on apprend à dire « merci » quand on reçoit un cadeau et à ne pas se trémousser sur sa chaise pendant un repas.
Dans le premier cas, il s’agit d’une marque de politesse, dans le second, d’une injonction à masquer un geste de stimming (auto-stimulation sensorielle)1.
Petit à petit, on se forge une armure : loin d’être un accessoire, le masque est une condition de survie dans un monde neurotypique. Il reste difficile à décrire, mais je ne peux pas m’empêcher de vouloir tenter l’expérience.
Voici donc trois expériences plus ou moins communes pour mieux cerner ce que représente le camouflage autistique.
Travailler dans le service
Cette comparaison, je l’ai vue plusieurs fois (notamment sur tumblr, le réseau social le plus neuroatypique qui soit) et je l’ai trouvée très pertinente.
Je suis autiste et j’ai travaillé en tant que serveuse et vendeuse (et lu beaucoup de témoignages d’employéəs en grande distribution), ce qui me permet de vous dire que les similitudes sont réelles et intéressantes à explorer.
Toujours aimable, jamais soi-même
Quiconque a déjà eu un emploi, même bref, dans le service, connaît l’adage : « le client est roi », « la cliente est reine » (une idée que je trouve tout à fait horrible de base, mais c’est une autre histoire).
C’est dans le nom : les métiers du service inféodent à la clientèle. Il faut sourire, écouter, se taire, maîtriser ses gestes, même si la personne en face est odieuse ou refuse d’écouter ce que vous lui expliquez patiemment.
De la même façon, unə autiste masquéə a appris à paraître détenduə, poliə, adaptéə, au détriment de ses instincts naturels. Iel a essayé de déduire les règles implicites, s’est appliquéə à apprendre les normes explicites, et s’efforce de faire coller son comportement en tous points.
Un vendeur ou une serveuse se plie en quatre pour les clientəs, doit s’assurer de leur satisfaction. Dans certains métiers, dans certains lieux, il y a presque une notion d’exister pour le confort de la clientèle.
Les allistes sont un peu les clientəs des autistes, car c’est leur confort émotionnel, social, physique, qui passe en premier. Comme d’autres minorités, les autistes masquantəs fournissent un travail émotionnel constant pour ne pas s’aliéner (davantage) les neurotypiques.
Je ne dis pas que c’est comme ça que ce sera pour toujours, que c’est quelque chose d’obligatoire (je n’espère pas, sinon je milite dans le vide), mais c’est ce qui nourrit le besoin de maquer des autistes qui camouflent.
Un métier qui ne s’arrête jamais
Les horaires des métiers de service ne sont pas faciles. Il s’agit souvent de longs services en position debout, avec peu de pauses, lesquelles sont brèves. On dépense beaucoup d’énergie, on piétine énormément, il faut être capable de gérer toutes sorties de situations pas toujours agréables.
Comme Tiana dans La Princesse et la Grenouille, on s’écroule souvent après un shift – mais au moins, lorsqu’on retire l’uniforme, on peut redevenir soi-même.
Le masque autistique, lui, ne se retire pas aussi facilement, même une fois qu’on n’est plus au travail. Le rôle prend le dessus, il est presque impossible de « faire une pause » dans le masque : souvent, c’est la surcharge qui provoque l’arrêt (maladie, généralement).
Quand j’étais vendeuse en boulangerie, mon chignon me provoquait des migraines et la chaleur du four derrière moi me faisait suer à grosses gouttes, mais je gardais le sourire aux lèvres.
Le corps apprend à encaisser en silence, un silence qui s’étend même à ses propres ressentis, si bien qu’on s’aperçoit souvent trop tard qu’on a dépassé ses limites. Au bout d’un moment, l’organisme physique exprime le trop-plein par des douleurs, une fatigue chronique, des meltdowns ou shutdowns… voire un burn-out autistique, conséquences de cette mise constante au service des règles allistes.
Bien entendu, ce masque porte en lui une double peine : plus on masque bien, moins on a « l’air autiste » (même si on reste « chelou » aux yeux des allistes).
Et, quand on n’a pas « l’air autiste », la fatigue ou la surcharge qu’on pourrait ressentir est considérée comme de la paresse, de la faiblesse ou de la mauvaise volonté, qui sont toutes trois connotées très négativement, et privent donc du répit ou de l’adaptation dont on a besoin.
Masquer implique de ne jamais savoir si on va/peut être cruə, car plus le masque est efficace, plus on risque d’être invalidéə dans ses ressentis – si on arrive à les exprimer.
Monter sur scène
Un nombre non-négligeable d’autistes sont aussi actaires : Anthony Hopkins, Daryl Hannah, Hannah Gadsby, Wentworth Miller, Bella Ramsey…
Cette dernière a découvert qu’elle était autiste lors du tournage de The Last of Us. Voici ce qu’elle a dit au sujet du lien entre son neurotype et son métier :
« J’ai toujours observé et appris des autres. Apprendre plus manuellement à socialiser et à interagir avec mon entourage m’a aidée dans mon métier d’actrice. »
Évidemment, être autiste ne garantit pas d’être douéə sur scène (personnellement, j’ai toujours été très nullə lors de mes expériences théâtrales), mais beaucoup d’autistes camoufléəs ont l’impression de jouer un rôle – et potassent ce rôle de nombre de façons.
Jouer un personnage pour survivre socialement
Là où les actaires savent quel rôle iels doivent jouer, les personnes autistes qui masquent doivent le construire, ce qui est un effort supplémentaire.
Pour ça, elles se servent de tous les paramètres à leur disposition : les normes de genre, de classe, de race (le code-switching qui se cumule avec le masquage, par exemple)… si bien qu’elles se retrouvent souvent avec plusieurs rôles, et non pas un seul.
Je me souviens avoir passé des heures devant le miroir, à apprendre les sensations musculaires liées à mes expressions de visage pour pouvoir jouer les émotions attendues de mon rôle. J’ai beaucoup modelé mes réactions sur celles de mes camarades de classe, mais aussi les figures fictionnelles (romans, contes, films…).
J’avais un rôle avec mes camarades de classe, un autre avec ma famille, un autre avec les profs et autres adultes… C’était d’ailleurs le drame quand je me « trompais » de masque, utilisant une réaction réservée aux potes alors que j’étais face à un surveillant.
Comme les actaires, on suit aussi des scripts, des textes préparés à l’avance, à la différence que les actaires apprennent un texte déjà existant alors que les personnes autistes doivent l’inventer. Ainsi quand je dois passer un coup de fil, je me récite la conversation et les différents embranchements possibles avant de composer le numéro.
Parfois, j’aurais bien aimé avoir des didascalies à suivre, parce que j’avais si souvent l’impression que celles que je suivais étaient à côté de la plaque…
Plus on calque son ou ses rôles sur des archétypes ou personnalités qu’on connaît bien, plus il est « facile » de les incarner. Pour autant, la peur du faux-pas demeure : si, d’un coup, je sors de mon personnage, les gens vont-ils voir que je ne fais que prétendre ? Vont-ils me prendre pour unə hypocrite, unə menteusə ?
Et là où l’actaire cesse d’incarner son rôle une fois la pièce ou le tournage achevé (même cielles qui pratiquent le method acting à l’extrême), l’autiste peut penser que le rideau ne tombera que le jour de sa mort.
« Le monde entier est un théâtre,
Et tous les hommes et les femmes ne sont que des comédiens. »
(Shakespeare)
Se produit un décalage entre ce qu’on montre et ce qu’on est qui génère une perte de soi progressive, une véritable aliénation. Il ne suffit pas d’apprendre qu’on camouflait pour retirer le masque : il faut apprendre où le rôle et le soi ont fusionné, savoir comment démêler, où trancher.
Ce n’est jamais aussi facile que le relâchement après un « coupez ! ».
Un rôle qui colle à la peau
En effet, si on ne sait pas qu’on est autiste, on ne sait pas exactement qu’on masque, qu’on endosse un rôle. On pense juste qu’exister est très fatigant.
Il n’y a pas de moment où le rideau tombe, il n’y a pas de coulisses – sauf peut-être quand on se retrouve dans la quiétude solitaire, moment où on n’a plus besoin de jouer, mais où tout s’abat d’un coup sur nos épaules et exister n’est même plus une option.
Je suppose que les actaires qui jouent des personnages cruels, horribles, les antagonistes qu’on adore détester ont besoin de créer une distance émotionnelle entre ielles et leur rôle. Mais cette dissociation est plutôt aisée : le rôle est inscrit sur un contrat, son nom est sur la même ligne que celui de l’actaire pendant les crédits.
Bon, certainəs fans ne parviennent pas à faire la distinction : je pense au pauvre Jack Gleeson, acteur de Joffrey dans Game of Thrones, ou à Joel Perez, qui prête sa voix à Valentino dans Hazbin Hotel, qui se sont pris des réflexions assez horribles.
Si certaines personnes ne parviennent pas à faire la différence entre un rôle et son acteur, les autistes masquantəs se protègent de la douleur que peut provoquer leur(s) rôle(s) (qu’elle soit psychologique, physique, sensorielle…) par une dissociation émotionnelle.
C’est un mécanisme qui sert à mieux incarner le rôle, qu’on retrouve chez beaucoup de personnes concernées. Malheureusement, la conséquence de cette distanciation est que si d’aventure on essaie de retirer le masque, on se retrouve avec une béance à la place du visage.
À force de jouer le rôle que je pensais attendu de moi, je n’avais plus la moindre idée de qui j’étais, de ce que j’aimais vraiment, de ce que je voulais (ce qui est particulièrement dangereux dans le cadre des expériences sexuelles, mais c’est un sujet à part entière).
Vivre une prise d’otage constante
Travailler dans le service ou jouer un rôle, voilà deux comparaisons qui n’ont rien de surprenant : il s’agit de se comporter d’une façon qui corresponde aux attentes sociales – souvent au prix de sa santé physique et mentale.
Cependant, cette troisième métaphore m’est venue un peu de nulle part et m’a paru tout aussi nécessaire.
Autant dans le service il y a la notion de fatigue et dans le théâtre celle de l’aliénation, ni l’une ni l’autre n’englobent la sensation de danger que ressentent certaines (presque toutes les ?) personnes autistes – danger décuplé lorsqu’il y a intersection de minorités.
Les risques de violences sexuelles et sexistes sont plus hautes pour les personnes autistes sexisées, encore augmentées si elles sont racisées ; les agressions physiques bien plus hautes envers les hommes racisés autistes (à cause du préjugé raciste de la dangerosité des hommes racisés, complété par une incompréhension des comportements autistiques).
Adapter son comportement pour se protéger
Et cette sensation de danger vient dès l’enfance, car même si les parents, le personnel enseignant ou les camarades de classe n’utilisent pas de violence physique (ce qui est rares, je pense : ça arrive généralement au moins une fois…), certaines remontrances, interdictions ou réactions sont vécues comme de la violence par les enfants autistes (et ce n’est pas parce qu’on « n’avait pas l’intention de faire mal » qu’on n’en a pas fait – c’est la victime qui dit ce qui l’a fait souffrir, point).
Alors, comme unə otage ajuste ses réactions face aux geôlièrəs pour éviter l’escalade, la personne autiste s’applique à ne jamais contrarier, déranger ou sortir du cadre – pas juste pour éviter l’exclusion, mais aussi pour se protéger d’une potentielle violence.
Le syndrome post-traumatique complexe (conséquence d’une période traumatisante sur la durée plutôt qu’un élément traumatique unique) ressemble tellement au comportement d’adultes « diagnostiquéəs » autistes à l’âge adulte que les thérapeutes ont parfois du mal à faire la différence.
Pourtant, l’autisme n’est pas un syndrome post-traumatique complexe : il ne s’agit pas d’un trouble psychique. S’il y a confusion entre les deux, c’est qu’une grande partie des adultes autistes vivent un syndrome post-traumatique complexe d’avoir dû s’adapter à une société alliste pour survivre.
Dans cet environnement hostile, il faut être capable de comprendre rapidement les règles implicites. Ainsi, nombre de personnes autistes ont développé une lecture très fine des signaux sociaux (parfois même un peu « exagérée », notamment quand c’est doublé d’une sensibilité au rejet), qui s’appuie notamment sur l’aptitude autistique à repérer les patterns, les motifs récurrents.
Ce fonctionnement peut être interprété comme une hyper-sensibilité ou une hyper-empathie, alors qu’il s’agit d’une réaction de survie poussée à l’extrême.
En revanche, cela ne veut pas dire que les personnes autistes ne sont pas empathes, un autre stéréotype néfaste, ni qu’elles sont manipulatrices, car le masque ne sert pas à obtenir des choses pour soi, mais à rester en sécurité (et si vous trouvez que c’est manipulateur d’essayer de se protéger, posez-vous des questions sur votre vision du monde).
S’accrocher à son bouclier
C’est peut-être justement pour ça qu’il est parfois si difficile de démasquer : retirer le masque, ce n’est pas juste révéler une vulnérabilité symbolique, c’est aussi baisser sa garde et courir le risque d’une violence bien réelle.
Aussi, de la même façon que dans une relation d’emprise on est convaincuə par les paroles de l’autre qu’on ne vaut pas mieux, qu’on n’aura pas mieux qu’ellui, on peut avoir du mal à accepter qu’on mérite mieux – qu’on a le droit de retirer le masque.
On a tant intériorisé le rejet, les humiliations, l’absence d’adaptations, l’invalidation de nos besoins et ressentis, qu’on n’arrive pas à croire que tout ça n’était que mensonge : c’est plus facile de se dire qu’il s’agissait de la vérité et que c’est nous le problème.
À toutes les personnes qui ressentent ces craintes, je ne peux que vous envoyer mes encouragements les plus sincères. On n’a évidemment aucun contrôle sur le monde en général, mais on peut en avoir un peu sur soi, sur les personnes dont on s’entoure, sur les endroits qu’on fréquente.
Vivre dans la peur constante, c’est juste survivre.
Et se débarrasser du masque, petit à petit, c’est s’autoriser à vivre vraiment, que ça passe par la création de bulles de sécurité (avec la famille, les proches), par un désapprentissage progressif ou par une pair-aidance (communiquer avec d’autres personnes autistes).
Toutes les personnes autistes ne peuvent pas masquer. Certaines personnes autistes n’auront jamais masqué, d’autres arrêtent un jour, parce qu’elle ne peuvent plus ou parce qu’elles ne veulent plus.
Celles qui masquent le font parce qu’elles le peuvent, que ce soit en termes de capacités cognitives et/ou d’énergie, ou parce qu’il y a coexistence de l’autisme et du TDAH (comme ils se compensent sur certains points, ils permettent un masque social plutôt efficace (toutes proportions gardées)).
Jamais je ne critiquerai une personne autiste qui masque et qui refuse de démasquer. C’est un choix que de garder le masque – et parfois, ce n’en est même pas un, parce qu’il faut avoir un cadre qui permette de démasquer correctement et en sécurité.
Masquer, c’est une réponse logique à un environnement mal foutu, une façon d’essayer de s’intégrer, de passer inaperçuə, de rester en sécurité.
J’espère en tous cas que ces métaphores auront aidé tant mon lectorat autiste (ou en questionnement) à se reconnaître, que mon lectorat alliste à comprendre tout ce qu’implique vraiment le masquage.
Pour moi, le démasquage est long et ardu. Parfois je régresse et je me retrouve à masquer comme avant de savoir que j’étais autiste.
Mais c’est aussi une façon de reconnecter avec moi-même, de retrouver les parties que j’avais enfouies, de me réconcilier avec l’enfant et l’ado.
C’est une façon de recommencer à respirer.
Mouvement répétitif qui sert aux personnes autistes à gérer l’environnement sensoriel ou aux personnes TDAH à écluser le trop-plein d’énergie (et donc, dans les deux cas, à mieux se concentrer)
Merci, c'est écrit clairement et vraiment compréhensible.