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Dans mon mail dédié aux routines et rituels, j’avais nommé la distinction entre ce que les personnes allistes (non-autistes) nomment « routines » et ce que les personnes autistes vivent avec ces routines et rituels.
Les routines et rituels autistiques ne sont pas des habitudes. Les rituels (boire son café du matin toujours dans la même tasse) sont un besoin, tandis que les routines sont un mécanisme de compensation (par exemple pour lutter contre la paralysie exécutive).
De fait, ces mécanismes sont en réalité des systèmes, ce pour quoi les personnes autistes ont en général une appétence toute particulière, sans doute liée au fait que notre construction neuronale a davantage de mal à développer des habitudes de la même façon que les personnes allistes.
Pourquoi créer un système ?
Ainsi, si les rituels sont quelque chose de davantage inné, qui se développe seul, les routines, elles, sont mises en place avec l’expérience.
Même sans savoir qu’elle est autiste, une personne autiste aura davantage tendance à repérer les motifs récurrents, les répétitions dans sa vie et développera une technique ou une autre pour que cette difficulté-là occupe moins d’espace mental ou disrupte moins le déroulement de sa journée.
Et c’est exactement le rôle des routines : ce sont des points d’ancrage.
Elles servent ainsi à réduire la charge cognitive : savoir qu’on doit faire ces tâches dans cet ordre empêche la paralysie exécutive de s’installer, avoir prévu un menu pour la semaine prévient le blocage exécutif au moment où on a faim.
À un niveau plus large, elles sécurisent le déroulement de chaque journée en limitant les imprévus (qui sont souvent difficiles à vivre pour les personnes autistes) : si on sait comment va se dérouler la journée, il peut être plus facile de revenir au programme prévu même après une interruption.
Enfin, la mise en place de repères stables permet d’améliorer sa réaction aux imprévus et de mieux s’en sortir sur les éléments déjà connus, ce qui ne peut avoir que des effets positifs sur l’estime de soi.
Cependant, les routines comportent leurs propres paradoxes, surtout si elles sont couplées à la rigidité autistique. Le monde dans lequel on vit n’est pas autiste, lui, et l’imprévu et le changement font partie du quotidien, même le mieux encadré et le mieux préparé.
Les routines doivent être un cadre, pas une prison – même si elle est dorée et qu’on préfère s’y pelotonner, pour éviter toute douleur. L’angoisse face à la possibilité d’un imprévu ne disparaîtra pas entièrement et parfois il faut intégrer à son programme un élément dont les conséquences ou le déroulement sont imprévisibles…
C’est pour cela qu’en sus de mon tableau des tâches quotidiennes, j’ai un bullet journal, qui me permet de noter et visualiser les tâches et événements irréguliers. Il me sert aujourd’hui très fidèlement et me permet d’anticiper non seulement ce qui m’attend dans les prochains jours, mais aussi mon état de fatigue – et donc les temps de récupération nécessaires.
Évaluer son énergie
Vous avez sans doute vu passer mille modes d’emplois pour des bullet journals et autant de jolies photos d’adorables carnets avec des codes couleur, des autocollants mignons et autres fioritures.
Franchement, j’admire les personnes qui sont capables de produire de jolis carnets comme cela, mais je dois dire que la vision que j’avais des bullet journals à travers ces contenus-là m’en avait découragéə d’office. Je savais que si je m’y essayais, le premier mois serait très esthétique… mais qu’il n’y aurait pas de deuxième mois, car je n’aurais jamais l’énergie et la persistance de reproduire cet effort sur la durée.
Heureusement, j’ai fini par découvrir le mode d’emploi du créateur du bullet journal, Ryder Carroll, et j’ai vu qu’il s’agissait en réalité de quelque chose de très simple et de très sobre – pas étonnant, puisque Carroll est TDAH et qu’il a créé cette technique pour s’en sortir à une époque où les ressources n’étaient pas encore aussi nombreuses qu’aujourd’hui.
(Ensuite, il y a eu Instagram et tout l’aspect visuel et beau de l’objet a été gonflé hors de proportion, transformant l’outil en œuvre et lui ôtant une grande part de son utilité pour beaucoup de personnes. Parce que si on se met la pression pour qu’un outil soit beau, qu’il ne s’abîme pas… eh bien, on arrête de s’en servir.)
Je me suis donc emparéə du modèle sobre et l’ai instantanément ajusté à mes besoins : par exemple, je préfère les carnets à petits carreaux qu’à petits points (ça me donne le vertige, ce qui est, je suppose, une sensibilité visuelle autistique, maintenant que j’y pense).
Ça a fonctionné un temps… puis j’ai commencé à accumuler les journées où je n’arrivais pas à tout faire, j’ai commencé à oublier de rebasculer les tâches non faites, je me suis éparpilléə, je ne l’ai pas utilisé pendant une semaine, deux semaines, puis je l’ai… oublié.
Jusqu’à ce que je ressente à nouveau le besoin de ce carnet, car dans les premiers temps, il m’avait bien servi. Il fallait pourtant que j’identifie pourquoi il avait causé une surcharge qui avait fini par me dégoûter. Mon intuition me soufflait que le problème ne venait pas de l’outil, mais de mon utilisation.
Et j’avais raison.
De la même façon qu’il est bien plus satisfaisant de regarder une vidéo de quelqu’un qui fait le ménage ou qui range un endroit que de le faire soi-même, il y a une forme de jubilation à lister toutes les tâches qu’on veut faire – sans prendre en compte ce qu’on est capable de faire.
Ce par quoi je devais passer pour me réapproprier le bullet journal, c’était un moment d’introspection douloureuse : la compréhension de ma jauge énergétique.
Il m’a fallu constater que la plupart des gens valides ne dépensent pas 100% de leur jauge au travail ou en général. Il m’a fallu admettre que mon 100% atteignait sans doute le 60% d’une personne valide. Et il m’a fallu accepter que je devais arrêter de me forcer à atteindre les 100% pour espérer égaler le 60% de quelqu’un d’autre – il m’a fallu me résoudre à m’autoriser la même compréhension que j’étends au monde, à savoir que mon 60% devrait être suffisant.
Ça a été frustrant. Énervant. Désespérant.
Parce que ce n’est pas parce que mon énergie ne suit pas que mon esprit ne veut pas.
J’ai comme cette sensation d’être un enfant emmené à la fête foraine, auquel le parent refuse de payer plus d’une attraction. Pire encore, comme le dit mon ami N., si j’ose demander trop d’attractions en arrivant au parc, le parent dit : « si c’est comme ça, tu n’en feras aucune ».
Je crois – j’espère – qu’il est possible de revenir de la fatigue autistique qui me limite tant, mais ce n’est pas en faisant tourner le moteur en surrégime que je lui permettrai de retrouver un fonctionnement optimal.
Alors l’étape suivante a été d’identifier le facteur de fatigue de chaque tâche, chaque interaction, chaque étape de chaque journée.
Avec l’aide mon amoureux, j’ai entrepris d’estimer le nombre de cuillères pour chacune d’entre elles, en trouvant les tâches les plus énergivores, au niveau mental, physique et social.
Et comme je suis autiste et que j’adore complexifier les choses (on ne me refera pas), j’ai décidé que les « cuillères » ne suffisaient pas pour ça. J’ai donc ajouté la notion de louches et de grandes cuillères, à accoler aux petites cuillères, ce qui me donne la partition suivante :
Les louches sont les tâches longues (+ de 45 minutes) et/ou qui demandent de la concentration / créativité et/ou qui me causent du stress (écrire pour la newsletter, écrire mon roman, faire de l'administratif, un rendez-vous médical ou social...) (un trajet en train me prend 2 louches et en avion m’en prend 3)
Les grandes cuillères sont les tâches pas trop longues, qui demandent de l'énergie physique ou mentale mais pas les 2 (faire la balade des chiennes, m'occuper de la lessive, téléphoner...) (deux grandes cuillères font une louche)
Les petites cuillères sont les tâches courtes et routinières (moins de 10 minutes), mais qui nécessitent tout de même un effort mental ou physique (tout ce qui est de l'ordre du petit ménage, le small talk avec les voisins...) (cinq petites cuillères font une grande cuillère)
(Ok, à force d’avoir écrit « cuillère », le mot n’a plus de sens pour mon cerveau aaaahhhhh. Ça s’appelle la « satiété sémantique » ou « satiété verbale », pour cielles que ça intéresse.)
Créer un système viable et durable
J’ai ensuite déterminé que j’avais en moyenne trois louches, trois grandes cuillères et une dizaine de petites cuillères par jour et je m’apprêtais à en faire mon objectif quotidien quand mon amoureux est intervenu pour me rappeler à la raison.
Encore une fois, je pensais en termes de « 100% ».
Or, si je donne 100% sur une journée, ça me met sur les rotules et implique généralement une journée complète de récupération, si ce n’est plus. Ce ratio n’est clairement ni productif ni efficace : on est au mieux à une moyenne de 50% par jour – voire 33%, si j’ai besoin de deux jours de récup’.
Alors que si j’arrive à me prévoir des journées à 60% tous les jours, c’est bien mieux – et ça, c’est si on veut réfléchir en termes de productivité, ce qui est encore tout un sujet.
Soit. Mon maximum était donc de trois louches, trois grandes cuillères et une dizaine de petites cuillères.
Au quotidien, cependant, et dans ma création de programmes, je me contenterais de prévoir deux louches et deux grandes cuillères (petites cuillères plus variables), ce qui me permet de ne pas m’épuiser et d’avoir un peu de rab’ pour les éventuels et immanquables imprévus.
Ensuite, il a fallu mettre en place quelques éléments supplémentaires, ceux qu’on se sent coupable de « prévoir », car ils ne paraissent pas productifs.
C’est bien normal, car ils ne le sont pas (du moins pas de façon instantanée) : des pauses entre les tâches, des marges de récupération – une journée entière par semaine dédiée au « rattrapage » des petites tâches ou au repos, que j’appelle la journée « tampon » et que je place différemment en fonction des semaines.
Et là, mon bullet journal a recommencé à être un outil et un soutien – et non plus une frustration constante parce que je n’arrivais jamais à arriver au bout de ma liste de tâches du jour. C’est drôle comment prévoir un programme ajusté à ses capacités aide à l’estime de soi !
Je continue à faire mes tâches et à ne pas être en retard, car j’y ai ajouté un dernier point : la hiérarchisation.
Au lieu de classer par importance de tâche, je hiérarchise par urgence. D’abord celles qui doivent être effectuées aujourd’hui absolument, puis celles qui devraient être faites aujourd’hui mais pourraient attendre demain, etc.
Ensuite, j’estime le temps (et la catégorie de cuillères) pour chacune d’entre elles, je compare avec le temps disponible dans la journée et je conclus en sélectionnant celles que je peux faire réalistement (sans atteindre mon 100%) dans la journée. Les autres attendront le lendemain et, puisque c’est décidé, je peux m’abstenir de stresser à leur sujet (honnêtement, ça marche bien).
Et… je me rends compte en arrivant à la conclusion que je n’ai absolument pas expliqué comment fonctionnait un bullet journal. J’ai trouvé ce mode d’emploi en français qui reprend les bases sans fioritures – et je constate en le parcourant que j’ai simplifié mon propre bullet journal avec l’expérience, ne gardant que ce qui me sert vraiment.
Ceci dit, c’est une excellente transition vers ma conclusion : encore une fois, ce qui fonctionne pour moi ne fonctionnera pas pour tout le monde. Ne fonctionnera sans doute pour personne tel quel, car chaque individu a son fonctionnement, peu importe le neurotype, et que dans tous les cas il faut l’adapter à soi – et le faire évoluer par la suite, si on s’aperçoit que nos besoins ont changé.
Car la force d’un bon système est son adaptabilité – et un système n’est pas un objectif à atteindre mais bien un outil. Si votre système vous bloque, c’est qu’il ne fonctionne pas/plus, et il faut diagnostiquer ce qui a foiré.
Pour vous donner un autre exemple d’organisation, voici celle de
, avec quelques pépites (ce scotch vert !) que j’ai pour projet de m’approprier :Je crois qu’en fin de compte, c’est pour ça que je n’ai pas voulu expliquer comment faire un bullet journal, mais plutôt comment estimer ses propres capacités pour se mettre des objectifs réalistes – et s’octroyer le répit nécessaire et vital.
Alors je vous souhaite une belle introspection, une évaluation sereine de votre énergie – et, même si vous vous sentez frustréəs par le résultat de cette prise de température, je ne peux que vous encourager à davantage d’auto-compassion et de douceur envers vos capacités, même (et surtout) si elles vous paraissent « insuffisantes ».
Et une anecdote. Devant ma frustration parfois avec les bullet journal, il m'est arrivé de noter à postériori ce que j'avais vraiment fait dans la journée, pour arrêter d'avoir des listes non finies à reporter, ce qui comme toi me frustrait bcp et m'empêchait de persévérer.
Bon sans surprise, ça ne fonctionne pas non plus sur le long termer 😆
Merci Emma pour ce partage. Comme toujours tes mots sont justes et éclairants.
Je vis comme toi les périodes de surcharge où tous les systèmes mis en place s'effondrent, s'oublient. Pour revenir ensuite. Mais avec le sentiment de repartir de 0. Je me note de faire mon introspection
- comprendre pourquoi j'ai décroché - qu'est-ce qui a épuisé mon énergie
- définir et accepter mes limites 💜
- estimer à sa juste valeur les périodes de récupération. Ce n'est pas parce que je suis "capable" de faire tout ça en une journée, que je dois/peux le faire tous les jours !!! la pression sociale d'une femme+maman active est énorme en fait