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Il y a des parties de son identité que l’on connaît au fond de soi depuis toujours, mais pour lesquelles les mots mettent longtemps à venir. Des vérités sur soi-même que l’on énonce à plusieurs reprises sans jamais comprendre à quel point elles sont importantes, liées au noyau primordial de qui nous sommes.
Pour moi, ça a été mon rapport au genre. Mon identité de genre.
Les personnages métamorphes, les héroïnes travesties de Shakespeare (jouées par des hommes, pour accentuer la perturbation du genre), les personnages qui dérogeaient aux normes de genre ont toujours retenu mon attention, que dis-je, éveillé une véritable passion en moi !
J’ai pratiqué de l’enfance à l’âge adulte le déguisement puis le cosplay1 – notamment le crossplay, le fait d’incarner des personnages d’un autre genre que le sien – et les masques, le carnaval, les moments où l’identité – et donc, l’identité de genre – sont cachées, modifiées, inconnues m’émoustillent tout particulièrement.
Déjà il y a dix ans, un des personnages principaux de ma trilogie jouait avec les normes de genre. Je ne connaissais pas encore tout le spectre du genre et de la non-binarité et j’ai affiné son identité lors des réécritures, mais le fait est qu’iel était là – et l’un des personnages les plus importants à mes yeux.
En découvrant le lexique queer – tous les mots, toutes les étiquettes dont se servent les membres de la communauté pour se définir, pour se comprendre – j’ai approché un peu plus mon identité. En réalité, cela fait des années que je me dis non-binaire, que j’avais mis le mot dessus.
Et pourtant, il m’a fallu un peu plus de temps pour énoncer véritablement qui je suis.
L’écriture inclusive
Je pense que j’ai découvert l’écriture inclusive entre 2015 et 2018, mais mon plongeon dans cette marmite linguistique s’est fait peu avant que je lance cette newsletter : au moment où je débutais la réécriture de ma trilogie, souhaitant cette fois y intégrer l’inclusivité dans la forme autant que dans le fond.
Évidemment, je baignais encore dedans lorsque j’ai débuté cette newsletter et on le constate aisément : de nombreux articles, en particulier les premiers, traitent de l’écriture inclusive, de toutes les façons dont on peut l’inventer et la pratiquer, de la grande liberté qu’on a pour expérimenter, n’en déplaise aux gendarmes de l’orthographie de l’Académie.
Il était si important pour moi de défier la surreprésentation du masculin et de garantir sa place légitime au féminin, notamment en contestant la fameuse règle du « masculin l’emporte sur le féminin » et en ressortant des règles antérieures (les accords de sens et de proximité, les féminins désuets).
Cela ne me suffisait pas : je voulais développer un véritable neutre en français, en créant un espace entre le masculin et le féminin. J'ai choisi d’utiliser le « e » culbuté, le « ə », pour exprimer cette neutralité, remplaçant le « e » du féminin : les lectricəs.
À travers ce neutre, j’exprimais sans doute autant mon désir d’inclusivité dans notre société que mon besoin d’être perçuə au neutre. Pourtant, alors même que je défendais cette écriture singulière, je n’arrivais pas à me l’appliquer à moi-même.
Ma dysphorie de genre
Pour que j’en vienne à ce point, il a fallu que je ressente de la douleur. C’est souvent l’inconfort d’une situation qui nous pousse à tenter de l’améliorer. Jusque-là l’inconfort était latent, presque imperceptible.
Il s’est exacerbé de manière soudaine.
Cet été, j’ai effectué une mission de trois mois à mi-temps, en tant qu’assistante administrative (le genrage féminin est ici choisi à dessein) en entreprise. L’ambiance de travail était chouette, les collègues adorables et mes tâches convenaient à mon fonctionnement autistique.
Pourtant, plus les mois passaient, plus s’installait une fatigue profonde. En plus des défis liés à mon handicap, j'ai fini par comprendre que mon épuisement était aussi dû à mon identité de genre.
C’est lors de cette mission que j’ai découvert l’impact de celle-ci sur mon bien-être. En effet, être perçuə comme une femme en permanence me provoquait une souffrance croissante.
Au bout de deux mois, j’ai ressenti une immense envie de me raser la tête, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Un besoin motivé par l’état déplorable de mes cheveux, alors que j’en prenais soin comme d’ordinaire, une envie désespérée, douloureuse.
Juste après, des amiəs très proches sont venuəs nous rendre visite. Des amiəs à qui j’avais déjà timidement demandé de m’appeler non plus « Emma », mais « M », et de me genrer au neutre tant que possible, après une première expérimentation quelques semaines plus tôt chez un autre ami cher.
Ce qu’iels ont fait.
Soudain, j’ai senti un soleil s’allumer dans ma poitrine. Ou plutôt, à chaque fois que je m’entendais genréə au neutre, nomméə « M », le soleil brillait un peu plus fort.
Et mon envie de couper mes cheveux s’est étiolée, évaporée.
J’ai compris, alors, que ce que je ressentais, que ce soleil, c’était de l’euphorie de genre. Et que la douleur capillaire n’était qu’une expression de ma dysphorie2. Car au travail, j’étais perçuə, nomméə, considéréə comme une femme. En permanence.
Jusque-là, je n’avais pas compris à quel point c’était douloureux pour moi, à tel point que j’avais pour ainsi dire interdit à mon amoureux de me genrer au neutre. Notamment, parce que je savais qu’il ne me percevait déjà pas comme une femme mais bien comme une personne non-binaire (c’est une conversation qu’on avait eue assez tôt dans notre relation).
Tout ça parce que ma dysphorie n’était pas extérieure (elle n’a pas de lien avec mon apparence), mais purement intérieure – ce qui résume bien la plupart de mes problèmes… 😅
Langage et perception de soi
Depuis lors, je vis ma non-binarité à travers l’énonciation – et je la vis de façon intéressante. Je ne sais pas quelle influence le fait de me genrer au neutre a sur la perception qu’ont mes proches de moi.
En revanche, je sais que chez moi, c’est libérateur sur plusieurs plans. Parce que j’ai changé ma façon de parler de moi.
Le français étant une langue genrée, à peine utilise-t-on un participe passé ou un adjectif non épicène3 qu’il faut accorder. Autant pour certains termes, j’ai trouvé des parades, autant pour d’autres, c’est plus compliqué.
Ainsi, à l’oral, j’utilise volontiers les participes et adjectifs qui finissent en « éə » ou par une voyelle, car on n’entend pas le genrage, ce qui laisse toute possibilité d’interprétation : « je suis excitéə », « je suis raviə ».
D’autres mots peuvent être facilement et plutôt euphoniquement transformés : « heureux » ou « heureux » devient « heureuxe » (prononcé « heureukse »). Les mots qui finissent en -eur/euse ou -eur/rice peuvent obtenir un nouveau suffixe en -aire : « auditaire ».
Cependant, pour tous les autres, c’est complexe : « contentə » ou « satisfaitə » sont moins évidents à neutraliser. Je tente le « satisfaisse », mais bon, c’est davantage drôle qu’efficace.
Alors, je me retrouve souvent à inverser la structure de mes phrases : au lieu de dire « je suis satisfaitə », je dis « cet événement me satisfait ». Je ne suis pas surprisə par une décision, c’est la décision qui me surprend ; je ne suis pas touchéə par l’attention d’autrui, c’est l’attention d’autrui qui me touche.
Mine de rien, cette inversion de construction me libère, me donne un autre regard, tout en évitant la dysphorie. Je ne suis plus le nombril de mon propre monde et pourtant j’y trouve davantage d’agentivité. Et puis, j’aime tellement jouer avec la langue et les mots que cela transforme chaque énonciation en défi.
Je sais que ça ne concerne pas grand-monde, cette façon de réfléchir à la langue, mais j’y trouve mon compte. Je sais, en tous cas, que ce rapport aux mots et aux formulations nourrit mon histoire et mon identité.
Pour autant, les interactions avec l’administratif deviennent de plus en plus douloureuses, parce que je dois systématiquement cocher « Madame » et là, j’ai l’impression de me trahir, ce qui est bien plus douloureux que lorsque quelqu’un d’autre me genre au féminin.
Je suis encore un dans les premiers stades de la découverte de ma non-binarité et je sens que la langue n’a pas fini d’alimenter ma perception de moi-même. J’ai hâte de poursuivre cette exploration. ☀️
Et je sais aussi que le langage façonne non seulement notre perception de nous-mêmes mais aussi celle du monde autour de nous. Alors, si vous avez des anecdotes sur la façon dont les mots influencent ou ont influencé votre rapport au monde, racontez-moi, je vous en prie !
Pratique de divertissement où l’on se déguise (et on incarne) un personnage réel ou de fiction (séries télévisées, mangas et animes, jeux vidéo, romans, films, etc). On peut acheter ses costumes ou les réaliser soi-même. Le jeu d’acteur est à la discrétion de chacunə.
Dysphorie de genre : Sentiment de malaise ou de détresse résultant d'un décalage entre l'identité de genre d'une personne et le genre qui lui a été assigné à la naissance, ou la manière dont elle est perçue dans la société.
Les termes épicènes sont identiques au masculin et au féminin, comme par exemple « adorable » (« il, elle, iel est adorable » « vous êtes adorables »).
Merci Emma pour cet article !
C'est la première fois que je comprends aussi bien le sentiment de dysphorie de genre. Grâce à toi, j'ai aussi découvert "l'euphorie de genre" avec le soleil qui s'éclaire dans le cœur (j'adore cette analogie).
De mon côté, le sentiment est différent, je vois très bien le masculin et le féminin chez moi. Quelque part, je pourrai me sentir non-binaire. Mais je me trouve plus jolie quand j'accentue mes traits féminins.
En lisant ton article, je suis reconnaissante auprès de mes parents de m'avoir donnée un prénom épicène (je ne pense pas qu'ils l'ont fait exprès !) ;)
La marge de manœuvre qu'on a en matière linguistique est réelle et limitée.
Par exemple j'aimerais, au nom des étrangers qui apprennent le français, qu'il soit possible de dire "septante octante nonnante" en plus du moyen âgeux et obsolète "quatre vingt".
J'ai testé cela de manière empirique en prononçant ainsi mon numéro de téléphone.
Hélas le résultat est clair: octante % des Français ne percutent pas quand je dis octante.
À l'inverse je me suis mis à désobéir aux règles surréalistes de quand on "doit" tutoyer ou vouvoyer. Et bien tutoyer tout le monde passe comme une lettre à la poste.
Que penses tu de la possibilité de genrer de manière stochastique ? Aléatoirement tout genrer au masculin. Et plus tard au féminin. Ainsi on n'a pas à se battre contre la langue mais on dynamite les barrières en introduisant l'élément perturbateur du hasard