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Il y a peu, l’algorithme m’a fait découvrir une chanson de Marshmello & Anne-Marie intitulée « Friends » dont le son me plaît bien… et même les paroles, au début, jusqu’à ce qu’une gêne s’installe un peu plus à chaque écoute.
(Oui, parce que quand je découvre une nouvelle chanson que j’aime bien, je l’écoute en boucle pendant des heures, des jours, des semaines.)
J’avais déjà rencontré une chanson dont le son et le beat me plaisaient bien mais qui était extrêmement misogyne et bafouait toute notion de consentement. Heureusement, il existe une version parodique excellente :
(Je ne mets évidemment pas l’original 🤮)
Pour « Friends », sous-titrée « L’Hymne de la Friendzone » (vous voyez venir le problème), aucune parodie féministe en vue, mais une version où l’homme a droit à la parole… ce qui a l’avantage de rendre la raison de ma gêne d’autant plus évidente :
Dans la version originale, c’est une femme qui chante son agacement à propos d’un ami un peu collant, qui attend une relation amoureuse avec elle. Voici la version traduite par mes soins ci-dessous (avec un accord au masculin et conservation de la psychophobie (« fou » / « folle ») originale) :
Tu dis que tu m'aimes, j’en dis que t’es fou
On n’est rien de plus que des amis
T'es pas mon amant, plutôt un frère
Je te connais depuis qu'on a dix ansNe gâche pas tout en parlant de cette merde
Tu vas juste me repousser, c'est tout
Quand tu dis que tu m'aimes, ça me rend folle
Et c'est reparti pour un tour !Ne me regarde pas avec ces yeux-là
Tu ne vas vraiment pas partir sans qu’on se dispute
J’arrive pas à te raisonner, j'en ai fini avec la politesse
Je te l'ai déjà dit une, deux, trois, quatre, cinq, six mille foisN'ai-je pas été claire ?
Pas assez directe ?
Faut-il que je l’épelle ?
A-M-I-ST'as pas honte ? T’as l'air fou !
Tu te pointes à ma porte
Il est deux heures du matin, il pleut des cordes
On a déjà eu cette conversation…
La reprise avec réponse de la part de l’homme est encore pire, parce qu’elle montre à quel point « l’ami » considère que son « soutien » et son « amitié » sont conditionnées à une relation amoureuse et/ou des relations sexuelles de la part de la femme :
Ok, juste une seconde, laisse-moi vérifier mes textos,
« T’es vraiment un mec génial »
Dis-moi ce que ça signifie, tu connais mes sentiments !
Tu veux juste me faire pleurer ?Ne fous pas tout en l'air en parlant de ce genre de choses ?
Tu veux juste me faire marcher (à tes pieds).
T'as pas honte ? Je ne jouerai plus à ce jeu.
Et c'est reparti...Ne m'appelle pas quand tu te sens mal,
Bien sûr qu'il t'a brisé le cœur, mais je ne serai pas là !
Je ne m'excuserai pas d'aimer ce que je vois !
Voici un conseil : ces connards n'agiront pas comme moi !N'ai-je pas été assez clair ?
Pas assez direct ?
Tu veux que je te l'explique ?
A-M-I-SN'ai-je pas été assez clair ?
Pas assez direct ?
Il a fallu que je tombe amoureux de toi…
Bon. Il y a plein de choses à déballer ici.
Commençons donc par une définition de la frienzone.
Mot-valise composé de « friend » (ami) et « zone », la friendzone désigne cette situation où une personne A est amoureuse d’une personne B… qui, elle, ne considère la personne A que comme une amie et ne voudra jamais de relation amoureuse avec A.
En réalité, il existe déjà une expression pour ça : l’amour non réciproque. Et ça arrive et ce n’est pas agréable : le rejet et les râteaux ne sont pas des choses qu’on apprécie vivre, je ne vais pas vous l’apprendre. Et ça fait partie de la vie, personne n’y coupe.
Et oui, lorsqu’on se fait rejeter par la personne qu’on aime, on n’a pas forcément envie de conserver une relation amicale. Je le conçois et ce n’est pas mon propos ici.
Le problème de la « friendzone » telle qu’elle est utilisée en majorité aujourd’hui, c’est que la plus grande part des personnes qui trouvent qu’elles sont « dans la friendzone » ou qu’elles se sont fait « friendzoner » sont… des hommes, vis-à-vis de femmes1.
Et, généralement, lorsqu’on constate un déséquilibre tel, c’est qu’il s’agit plutôt d’un problème sociétal.
(Le reste de ce mail parlera donc surtout de relations cishétéronormées. Je ne vais pas non plus rentrer dans le détail des différents types d’amour, ce serait trop long.)
Reprenons les paroles de la chanson originale.
On y apprend que les deux protagonistes se connaissent depuis l’enfance, la femme considère l’homme comme un frère. La femme a déjà dit de très nombreuses fois (« six mille ») qu’elle n’a pas de sentiments romantiques ni d’attirance sexuelle pour l’homme – ce qui sous-entend qu’il est revenu à l’attaque autant de fois, y compris au milieu de la nuit, sous la pluie battante.
Ça s’appelle du harcèlement et du stalking, juste pour mettre les points sur les « i ».
(Il a de la chance qu’elle continue à le garder comme « ami ».)
Maintenant les paroles de la parodie.
L’homme avance que la faute vient de la femme2, parce qu’elle lui dit qu’il est « génial » (donc c’est automatiquement du flirt), qu’elle l’appelle quand elle ne va pas bien (donc il doit la consoler lorsqu’elle a le cœur brisé), qu’il la sexualise (« je ne m’excuserai pas d’apprécier ce que je vois ») et il accuse la femme de l’utiliser, de le faire marcher.
Pour moi, cette « parodie » va en réalité dans la continuité de la première version et expose tout ce qui pose problème dans la notion de friendzone – un problème qui vient de la socialisation masculine depuis l’enfance.
Au sein du patriarcat, les garçons n’apprennent pas à partager leurs sentiments et leurs émotions avec leurs pairs : la seule personne qui devra « servir » à ça sera leur compagne (la notion de conjointe-thérapeute est liée à ça). Les filles, en revanche, sont socialisées très tôt de sorte à tout partager avec leurs amies, jusqu’à des sujets très intimes.
De ce fait, les femmes développent un réseau de soutien plus large, alors que les hommes comptent uniquement sur leur partenaire pour le soutien émotionnel… ce qui peut avoir des conséquences désastreuses dans les relations hétéronormées, on le sait.
Ainsi, lorsqu'une femme partage ses émotions avec un homme et qu'elle est proche de lui, pour peu qu’il n’y ait pas/peu de déconstruction, la situation peut dégénérer très vite. Pour la femme, il s'agit d'une relation amicale tout à fait normale, tandis que l'homme considère qu’il s’agit d’interactions qu’on ne partage qu’avec unə partenaire romantique.
Quand les choses sont explicitées, l’homme se plaindra d’avoir été placé dans la « friendzone ». Mais qu’en est-il de la femme ? Eh bien, elle, elle s’est retrouvée dans la « fuckzone ».
(Je parlais d’injustice herméneutique la semaine dernière. Je peux vous assurer que quand j’ai découvert la notion de « fuckzone », j’ai compris l’origine d’à peu près 80 % de mes déceptions amicales avec des hommes.)
Du côté de l’homme, il flirtait avec une femme qui lui apportait de l’attention, partageait ses émotions avec lui, lui faisait des compliments, était heureuse en sa présence. Il en a donc déduit qu’elle flirtait avec lui.
Du côté de la femme, elle s’est trouvé un nouveau pote compréhensif, drôle, avec des intérêts en commun, qui la soutient et l’écoute - et c’est toujours chouette d’avoir de nouveaux potes !
Jusqu’à ce que l’homme rende ses sentiments explicites – ou, finisse par « abandonner la poursuite », en voyant qu’elle ne le « choisira » pas.
La femme se rend compte de l’une ou l’autre des façons que l’homme ne l’a jamais vue comme une amie… mais uniquement comme une conquête potentielle. À partir du moment où il a compris (soit par le rejet soit par le « découragement », à défaut d’un meilleur mot) qu’il n’obtiendrait pas de relation romantique ou sexuelle avec la femme, l’homme ne voit plus d’intérêt à entretenir la relation.
(Encore une fois, je ne juge pas ici les personnes qui, après un rejet, ont le cœur brisé et préfèrent couper les ponts pour s’en remettre. C’est une réaction plutôt saine. Je parle d’ici vraiment d’une vision pseudo-donnant-donnant de la relation…)
La femme se retrouve à perdre un ami, quelqu’un qu’elle appréciait, dont elle était proche, quelqu’un sur qui elle comptait. Pire : elle s’aperçoit que cet homme n’avait pas d’intérêt pour elle s’il ne pouvait pas « conclure ».
Elle n’était qu’un objet pour lui. Il ne l’a jamais vue comme une personne.
Et ça, c’est la « fuckzone ».
C’est quelque chose que j’ai énormément vécu - et je sais que je suis loiiiiiin d’être la seule. Ça a certainement été exacerbé par mon autisme : j’ai toujours été incapable de discerner les intentions des gens, je ne comprends pas (ou avec beaucoup de retard) quand on flirte avec moi…
Mais je suis quelqu’un qui aime les gens en général et quand je rencontre quelqu’un de nouveau qui partage mes intérêts, j’ai juste envie de nouer une relation !
Et ça fait mal quand on se rend compte que ce mec, et celui-là, et celui-là ne sont devenus « amis » avec moi que parce que je leurs plais physiquement. Et qu’à partir du moment où il est clair que, euh, l’accès restera fermé, je n’ai plus d’intérêt pour eux.
Honnêtement, le nombre d’hommes avec qui j’ai noué une relation de forte amitié qui ne m’ont pas fait ressentir cette déception-déchirure est très faible.
En tant que femme bisexuelle – qui a été attirée par bien plus de femmes et personnes non-binaires que par des hommes – je comprends tout à fait qu’on puisse commencer une relation par une attirance physique, une appréciation esthétique, que sais-je.
Mais abandonner toute relation parce qu’elle serait vouée à rester amicale et platonique, c’est dommage pour tout le monde.
Parce que les hommes (cis-hétéros) élevés dans le moule patriarcal gagneraient beaucoup à avoir des amiəs de tous genres.
Et que les femmes aimeraient bien, aussi, se faire des amis qui n’ont pas d’arrière-pensées3.
Oui, c’est la définition au sens masculiniste.
Et si ça, ce n’est pas quelque chose qui est martelé depuis des millénaires… Coucou Eve, Pandore et compagnie !
Le “meilleur ami gay” vient aussi de là : seul un homme gay n’aura pas d’arrière-pensées de ce genre envers une femme. Et, bien entendu, c’est également problématique à tellement de niveaux…
Sous titre alternatif:
"Chercher à forcer le truc est la meilleure façon de rendre les deux personnes misérables"
Das ist wieder einmal ein besonders gelungener Text!. Gratuliere! liebe Grüße, Christl