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Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’autisme et au handicap en général, j’ai découvert la théorie des cuillères, ou « spoons theory » en anglais, développée par Christine Miserandino à propos de son vécu avec le lupus.
(Si vous connaissez déjà la théorie des cuillères, vous pouvez sauter cette partie et passer directement à la suivante… l’hypothèse des couteaux ! Oui, on reste en cuisine. Objectif Top Chef me manque.)
La théorie des cuillères
Elle raconte dans ce texte que lors d’un repas au restaurant avec sa meilleure amie, celle-ci lui demande de but en blanc ce que ça fait d’avoir un lupus et d’être malade. Lorsque Christine essaie une explication factuelle, son amie ne semble pas convaincue – alors que leur passé commun justifiait que Christine s’attende à davantage de connaissances de sa part.
« [Elle] m'a regardé avec un visage que toutes les personnes malades connaissent bien, celui de la curiosité la plus pure face à cette chose qu’aucune personne en bonne santé ne peut vraiment comprendre. Elle m'a demandé ce que je ressentais, non pas physiquement, mais ce que ça faisait d’être moi, une personne malade. »
Prise de court, Christine Miserandino improvise : elle attrape toutes les cuillères dans son champ de vision et les tend à son amie en lui disant : « voilà, tu as le lupus ».
« J'ai expliqué que la différence entre être malade et être en bonne santé, c'est de devoir faire des choix ou de réfléchir consciemment à certaines choses, alors que le reste du monde n'a pas à le faire. Les personnes en bonne santé ont le luxe d'une vie sans choix, un cadeau que la plupart des gens considèrent comme acquis.
La plupart des gens commencent la journée avec une quantité illimitée de possibilités et d'énergie pour faire ce qu'ils veulent, en particulier les jeunes. […] J’avais besoin des cuillères pour lui faire comprendre mon explication. Je voulais qu'elle tienne quelque chose de tangible, que je puisse ensuite lui enlever, car la plupart des gens qui tombent malade ressentent la « perte » d'une vie qu'ils ont connue. Si je prenais le contrôle de ses cuillères, si je lui enlevais, elle comprendrait ce que l’on ressent quand quelqu’un ou quelque chose d'autre, en l'occurrence le lupus, prend ce contrôle. »
Christine Miserandino demande à son amie de compter ses cuillères – au nombre de 12 – et souligne qu’elle a compris que la métaphore fonctionnerait quand son amie a décrété qu’elle voulait davantage de cuillères :
« J'ai tout de suite su que ce petit jeu fonctionnerait, car elle avait l'air déçue et nous n'avions même pas commencé. Cela fait des années que je veux davantage de « cuillères » et je n'en ai pas encore trouvé le moyen, comment l’aurait-elle fait ? »
Christine fait ensuite énumérer les tâches de la journée à son amie, y compris les plus simples. Elle souligne que même se lever prend une cuillère et que s’habiller prend aussi une cuillère car il faut adapter sa tenue aux restrictions physiques du jour : avec le lupus, les douleurs au mains excluent les boutons, les bleus appellent à des vêtements longs.1
L’amie de Christine s’aperçoit alors qu’elle a consommé la moitié de ses cuillères avant même d’avoir commencé sa journée de travail théorique : Christine la prévient qu’il va falloir faire attention, car lorsque les « cuillères » sont utilisées, elles sont perdues.
« Lorsque nous sommes arrivés à la fin de sa prétendue journée, elle a dit qu'elle avait faim. Je lui ai expliqué qu'elle devait dîner, mais qu'il ne lui restait qu'une cuillère. Si elle cuisinait, elle n'aurait pas assez d'énergie pour nettoyer les casseroles. Si elle sortait dîner, elle risquait d'être trop fatiguée pour conduire jusqu'à la maison en toute sécurité. […] Elle a donc décidé de faire de la soupe, c'était facile. Je lui ai alors dit qu'il n'était que 19 heures, mais qu’il ne lui restait qu’une cuillère avec laquelle elle pouvait faire quelque chose d'amusant, nettoyer son appartement ou faire des tâches ménagères, mais pas les trois.
[…] Je voulais qu'elle ressente cette frustration. Je voulais qu'elle comprenne que tout ce que font les autres est si facile, mais que pour moi, c'est une centaine de petites tâches en une seule. Je dois penser au temps qu'il fait, à ma température ce jour-là et aux projets de la journée avant de pouvoir m'attaquer à une chose donnée. Alors que d'autres personnes peuvent se contenter de faire les choses, je dois élaborer un plan comme si j'étais en train de mettre au point une stratégie de guerre. »
La lecture de ce texte m’a fait comprendre énormément de choses sur mes niveaux d’énergie mentale et physique, sur la raison pour laquelle certaines activités m’épuisaient beaucoup plus vite que d’autres, sur l’influence de tout un tas de petits facteurs sur le coût énergétique d’activités pourtant similaires ou encore sur la différence de coût d’une même activité effectuée dans des conditions différentes.
La théorie des cuillères est de fait très utilisée par les personnes handicapées, que le handicap soit physique ou psychique, ainsi que pour les maladies et la convalescence longue, car elle permet d’expliquer clairement ce qu’il en est aux personnes qui ne sont pas concernées, tout en se donnant une façon de mieux comprendre son propre fonctionnement.
Cependant, dans la métaphore de Christine Miserandino, elle explique qu’elle garde toujours une cuillère en réserve et que, si absolument nécessaire, elle peut piocher dans les cuillères du lendemain, ce qui est dangereux (peut-être en aurait-elle eu davantage besoin le lendemain) et plus coûteux en général.
Ce bout d’explication me parlait, sans me convaincre…
Des cuillères aux couteaux
Jusqu’à ce que je découvre l’hypothèse des couteaux de Terry Mason.
Terry se base sur la théorie des cuillères pour extrapoler et postule que lorsqu’on utilise toutes les cuillères qu’on a à disposition – les toutes petites cuillères (action routinière), les cuillères à café (action facile), les cuillères à soupe (action complexe) et même les louches (action difficile) – on ne se retrouve pas à emprunter les cuillères du lendemain, comme l’évoquait Christine Miserandino.
Non : on se retrouve à piocher dans une autre case du tiroir à couverts.
Terry utilise le Nutella comme métaphore de la vie, c’est-à-dire de ce dont on a besoin / qu’on veut / qu’on doit et qu’on peut faire, mais vous pouvez choisir n’importe quelle pâte à tartiner qui vous procure le même plaisir pour le même effet (sans la culpabilité écologique) (oui, je sais, je digresse) (« graisse ») (hem).
Iel poursuit en disant que lorsqu’on veut piocher dans un pot de Nutella, il est possible qu’on ait déjà utilisé toutes nos cuillères pour d’autres activités et, hélas, le tiroir à cuillères est vide. De mon expérience et de la sienne, en général, quand toutes les cuillères sont sales, il reste tout de même des couteaux.
Donc, on prend un couteau.
« La métaphore ici est que le couteau est un emprunt sur le futur, parce que je n'ai pas de cuillères à disposition. Je veux que vous imaginiez le couteau comme quelque chose qui non seulement ne sera pas là plus tard quand j'en aurai besoin (peut-être n’ai-je qu'un seul couteau à la maison), mais a aussi un coût négatif (ce couteau sera recouvert de Nutella en quelques secondes) et le potentiel de me blesser lors de son utilisation (je pourrais me couper la bouche avec).
En outre, sa structure n'est pas tout à fait celle dont j’ai besoin (il ne permettra pas d'extraire autant de Nutella du pot en une seule fois qu’une cuillère et, s'il fait chaud, il faut se dépêcher, sinon le Nutella dégoulinera sur le sol et le chien s'en régalera) et son utilisation crée des vulnérabilités par sa nature même (le Nutella tient différemment sur un couteau, le manche peut être un peu plus large, donc on gaspille plus de Nutella et ma main s’enfoncera un peu plus profondément dans le pot, me laissant des articulations délicieuses mais collantes). »
Terry illustre ensuite en imaginant une journée où iel rentre du travail et sait pertinemment qu’iel a utilisé toutes ses cuillères. Sauf qu’unə amiə l’invite au cinéma pour voir le dernier film de super-héros. Terry sait que ça lui fera du bien mentalement (pour sa dépression et son trouble borderline) de voir ses potes et un film chouette. Hélas, toujours pas de cuillères en vue.
Alors iel attrape quelques couteaux métaphoriques et liste le coût de cette utilisation de couverts non-adaptés :
« Cela signifie que je rentrerai plus tard ce soir et que je devrai faire la grasse matinée demain matin (un couteau). Je n'aurai certainement pas fait la lessive ce soir (peut-être que je ne l’aurais pas faite de toute façon, mais si je m’étais reposéə sur le canapé, ça m’aurait peut-être redonné une cuillère pour ça – donc un 2e couteau potentiel). Je vais être épuiséə pendant que je suis dehors, donc ma bouche et mon cerveau vont faire ce petit truc où ils ne sont pas tout à fait synchronisés […] et je risque de ne pas autant apprécier le film, mes amis ou la nourriture que si j’avais eu de l'énergie (peut-être que cette nourriture est une soupe et qu'une cuillère aurait été parfaite ! dommage, je n’ai que des couteaux).
Vous voyez ce que je veux dire ?
Je rentre tard ce soir-là et il y a des couteaux sales à ajouter à la pile de cuillères sales. S’occuper des couteaux est un couteau en soi, donc il y a un coût dans le coût. Je n'arrive pas à dormir, parce que socialement j’ai été trop exposéə et trop stimuléə, et il me faut la moitié de la nuit pour m'endormir (un autre couteau) et je dormirai encore plus le lendemain, peut-être au-delà de midi (encore un autre couteau). Lorsque je suis enfin debout et capable de faire la vaisselle (pour laquelle j'ai besoin d'un autre couteau, car il n'y a toujours pas de cuillères), je mets plus de temps à la faire, je suis plus maladroitə, je fais peut-être tomber des objets et je les casse. »
Iel explique qu’iel finira par rattraper, même si ça peut lui prendre la journée entière, et que les cuillères et les couteaux propres retrouveront leur place dans leur tiroir. Cependant, maintenant, il lui faut rattraper les tâches qui étaient prévues de base pour cette journée, ce qui signifie qu’iel va utiliser d’abord les louches et les plus grandes cuillères pour des tâches qui ordinairement lui auraient pris les mini-cuillères ou les cuillères à café (parce que ces tâches doivent être faites plus vite, dans des conditions plus coûteuses…).
Et peut-être que finalement, il y aura encore un événement imprévu et il faudra s’emparer à nouveau de couteaux pour l’affronter…
Une autre personne ajoutait à ce sujet qu’en plus, lorsqu’on utilise les couteaux, on peut se retrouver à les attraper par la lame, ce qui… fait mal.
« En résumé, utiliser des couteaux lorsqu’on n’a plus de cuillères est une très mauvaise idée :
- on se retrouve à mal faire ce qu’on est censé faire
- ça demande davantage d’efforts que si on utilisait une cuillère
- ça augmente d’autant plus la « dette de cuillères »
- on finit par se faire vraiment mal. »
La découverte de cette hypothèse des couteaux a résonné avec moi. Je visualisais avec clarté ces couteaux, ce tiroir de rechange qui me permet de fournir plus que mon maximum sain.
Des cuillères, des couteaux et la procrastination
Il manquait à la dette de cuillères cette notion que lorsqu’on emprunte des cuillères au lendemain, ce ne sont pas vraiment des cuillères. Pas les mêmes, du moins.
L’utilisation des cuillères en temps normal ne provoque pas de douleur, juste une consommation assez prévisible de l’énergie mentale et physique que j’ai à disposition.
En revanche, dès lors que je commence à devoir solliciter davantage que mon total de cuillères quotidien, ce ne sont pas “juste” les cuillères du lendemain que j’utilise : ce sont des couteaux. Et là, je comprends beaucoup mieux pourquoi quand je fais plus que ce dont je sais être capable, il me faut un à trois jours pour m’en remettre et retrouver un fonctionnement habituel.
Je crois que cette notion peut donner un nouvel éclairage à la procrastination et nous aider à être plus tendres avec nous-mêmes.
Parfois, on remet au lendemain, parce qu’on sait que si on le fait aujourd’hui, ce sera au couteau à viande – alors que si on le fait demain, ce sera avec une petite cuillère.
Alors oui, on est moins productifve aujourd’hui… ça arrive… c’est comme ça (et puis, en vrai, la productivité ça devrait pas être un but dans la vie). Il vaut mieux accepter ça, ne pas piocher dans les couteaux (si on peut se le permettre - ça dépend aussi d’autres facteurs) et effectuer cette même tâche à moindre coût le lendemain.
D’une part, c’est beaucoup plus logique (ou rentable, au choix). Je veux dire : si je dois payer 10€ pour une pomme aujourd’hui, mais que je sais que le lendemain elle ne me coûtera que 1€, en toute logique, j’attends le lendemain.
(Sauf si j’ai vraiment besoin de la pomme tout de suite, ce qui peut hélas arriver.)
Et d’autre part, si on s’entête à utiliser les couteaux, vient un moment où on n’arrive plus à remplir le tiroir de couverts propres parce qu’on n’arrive plus à les laver.
C’est le moment où le corps décide que c’est trop et met tout à l’arrêt (burn-out, dépression, maladie physique (rhume, grippe, ulcère…) parce que système immunitaire fatigué, déclenchement d’une maladie génétique ou héréditaire pour des raisons similaires…).
Et si on peut éviter ça, c’est quand même mieux !2
Avec l’autisme, en fonction des jours, je sais que certains vêtements me seront insupportables sensoriellement et je passe parfois jusqu’à 30 minutes pour trouver une tenue qui me convienne tant physiquement que visuellement (et parfois, j’abandonne totalement l’esthétisme).
Oui, même si ça donne l’impression d’être davantage légitime : « Regarde, j’ai tellement taffé que j’en ai 40°C de fièvre ! ». On n’a pas à prouver par son épuisement qu’on travaille bien. Ça ne rapportera jamais autant que ce qu’on consume. Il vaut mieux prendre soin de soi.
Merci pour l'image ! Je vais m'en resservir !
Je n'ai jamais trop su comment expliquer ce sentiment de toujours tirer sur la corde, tout en sachant qu'elle va casser et que je passerai la semaine à m'en remettre.
Entre le TDAH qui ne me laisse pas tranquille, où je ressens toujours le besoin d'être stimulé, et le trouble borderline où mon énergie est réellement limitée, c'est un joyeux foutoir. C'est devenu même ma tâche principale au quotidien ; faire attention à moi.
C'est agréable de lire les mots de quelqu'un d'autre sur ses propres ressentis ♥ Et déculpabilisant que quelqu'un d'autre reconnaisse que les cuillères, même si c'est moins d'énergie qu'autrui parfois, c'est quand même suffisant - pas besoin de passer aux autres couverts pour prouver qu'on tient le rythme.