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J’ai choisi une invite d’écriture (un writing prompt) et j’ai écrit.
— Je veux une infinité de vœux.
— Tout le monde sait que c’est interdit.
— Alors je veux 1000 vœux.
— Non, pas possible non plus.
— Bon, d’accord, alors je veux moins six vœux.
La première partie est accessible ici, la seconde est accessible ici et la troisième est accessible ici.
Tu déposes un baiser sur sa joue douce et t’émerveilles de n’y voir toujours aucune ride alors que les décennies te rattrapent. Les courbatures te punissent de plus en plus souvent de tes efforts, tu as moins d’énergie, même ta dextérité t’échappe. Le génie ne te le fait jamais remarquer, mais tu sais qu’iel le voit. Tu te rends compte que tu prends de l’âge, mais pas ellui.
Tu lui demandes, alors que tu as la tête sur ses genoux :
— Tu ne vieillis pas ?
Iel caresse tes cheveux. Ses doigts s’entortillent un instant dans tes mèches.
— Les génies ne vieillissent ni ne meurent. Nous sommes de la même étoffe que le temps.
— Oh, réponds-tu.
Puis, tout à coup :
— Mais tu n’as toujours pas fait ton sixième vœu.
Un sourire chasse la mélancolie que tu lisais dans ses traits.
— Que pourrais-je souhaiter de plus, amour ?
Tu fermes les yeux et tu savoures ses caresses. Que souhaiter de plus, en effet ?
Tu n’as rien à demander et le génie non plus. Vous n’avez besoin que de l’autre et votre vie suit son cours. Vous pleurez quand la peintresse perd la vie, puis son veuf, quelque temps plus tard. Tu restes des heures à contempler le portrait de toi et du génie qu’elle avait peint. Tu as l’air si jeune et… tu te reconnais à peine. Ton regard te paraît vide d’émotion sur le tableau, alors que tes yeux pétillent toujours, désormais, même quand tu souffres.
Le génie a changé aussi, tu le sens. Iel est toujours près de toi, maintenant, pour t’aider et t’accompagner. Iel t’a sculpté une belle canne, a installé des aménagements dans la maison pour que tes problèmes de mobilité ne t’empêchent pas d’être autonome. Tu t’en sers rarement, puisqu’iel ne te lâche pas d’une semelle, et que quitter le lit devient de plus en plus dur.
La fatigue t’accable. Ton corps ne te répond plus. Tu sens que tu t’étioles et même la médecienne l’a confirmé.
Alors, tu interromps le génie, qui te faisait la lecture de votre histoire préférée, et tu demandes :
— Je ne t’ai jamais demandé ce qu’étaient les deux autres vœux de ma grand-tante.
Ta voix chevrote un peu, elle est si faible. Tu n’aimes pas ça. Tu souffres de voir le désarroi du génie, quand iel te voit dans cet état.
— Oh, souffle-t-iel. Je suppose que je peux te les dire. Elle a souhaité que je sois libre, une fois que j’aurais exaucé son troisième vœu.
Ton corps est peut-être en miettes, mais ton esprit fonctionne encore bien.
— Tu n’as pas exaucé le troisième ?
Iel prend ta main dans les siennes, et une douce chaleur te remonte du poignet au coude, au cœur. Tu esquisses un sourire de gratitude. Ton génie, avec toi, toujours.
— Oh, j’y suis presque, répond-iel.
Il y a tant de tristesse dans sa voix que ton cœur se serre. Tu ne comprends pas. Ta respiration accélère. Le génie s’en aperçoit et serre tes doigts fragiles sans les écraser.
— Son dernier vœu, elle l’a fait bien des années après les deux autres, quelque temps après ton installation chez elle.
Tu repenses à toi, sans repères, du haut de tes dix ans, te retrouvant à vivre chez ta grand-tante parce que personne d’autre ne voulait de toi. Une larme fatiguée coule, humecte ta tempe et rejoint l’oreiller sous ta tête. Tu tournes un peu la tête vers le génie. C’est si dur.
— Elle était si heureuse de t’accueillir. Elle t’aimait si fort. En quelque sorte, elle t’aime encore.
Iel se penche vers toi.
— Son troisième souhait, c’était que je m’occupe de toi quand elle ne le pourrait plus.
Tu pleures pour de bon, cette fois, et l’acidité de tes larmes brûle un peu ta peau parcheminée.
— C’est… Tu ne m’as…
Le génie t’interrompt aussitôt et s’installe sur ton lit, si près que le parfum de barbe-à-papa remplit tes narines et que la nostalgie chasse le désespoir.
— Je t’aimais avant même de te rencontrer. Ta grand-tante venait tous les jours prendre le thé avec moi, quand tu étais à l’école, et me parlait de toi pendant des heures. Elle était si fière de toi. J’avais envie de te rencontrer et j’ai accepté son dernier vœu avec joie. Et…
Iel hésite.
— De toute façon, je n’aurais pas pu t’abandonner après ton premier vœu.
Tu papillonnes des cils. C’est vrai, tu as dû faire un premier vœu, avant celui qui te privait de douleur – et de joie – et les moins six vœux. Quel était-il ? Quel était-il ?
Le génie ne dit rien, iel attend que tu retrouves le souvenir. Tu lui en sais gré. Tu cherches et tu creuses et quand tu retrouves… ton cœur se brise à nouveau, comme il l’était à ce moment-là. En petit morceaux fragmentés.
Tu venais de perdre ta grand-tante, tout ton monde. Quand le génie avait surgi, tu l’avais supplié : « Je souhaite ne plus jamais perdre personne. »
Tu reviens au présent, le cœur encore douloureux du deuil qui t’asphyxie.
— J’ai dû exaucer ton souhait, explique le génie, mais il te condamnait à une vie de solitude. Je n’ai pas l’omniscience et je ne peux ramener personne à la vie, alors cela signifiait que pour ne perdre personne, tu n’aurais personne. Et quand tu as demandé tes vœux négatifs…
Un sourire doux, un peu moqueur mais pas méchant, ourle ses lèvres pleines.
— … j’ai sauté sur l’occasion. Ça n’existe pas, les vœux négatifs, mais ça me donnait une bonne raison de rester avec toi. Moi, qui ne peux pas mourir. Une personne que tu ne pourrais pas perdre.
Une boule se coince dans ta gorge. Tu te rends compte comment iel a réparé les éclats de ton cœur ruiné, avec tant de patience et d’amour.
Tu sais que tu vas mourir et que c’est ellui qui va te perdre.
Ton cerveau fait une dernière connexion.
— Alors, ça veut dire, souffles-tu, que je n’ai jamais formulé mon troisième vœu ?
— Non, répond le génie.
— Ah, tant mieux, souris-tu.
Avec l’énergie qui te reste, tu extrais ta main des siennes et tu la poses sur sa joue. Elle est mouillée, de ces larmes qui sentent la rose et la guimauve, et tes lèvres tremblent quand tu tires sur tes cordes vocales rouillées.
Tu ne veux pas que le génie vive ce que tu as vécu. Que son cœur soit brisé, pour l’éternité, sans personne pour le réparer.
Alors, dans ton dernier souffle, tu décides de lui épargner cette souffrance :
— Je souhaite que tu m’oublies.
🤗