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J’ai choisi une invite d’écriture (un writing prompt) et j’ai écrit.
— Je veux une infinité de vœux.
— Tout le monde sait que c’est interdit.
— Alors je veux 1000 vœux.
— Non, pas possible non plus.
— Bon, d’accord, alors je veux moins six vœux.
La première partie est accessible ici, la seconde est accessible ici.
Étrangement, le génie ne te demande rien de spécifique. Il lui suffit de découvrir – peu importe quoi. Alors tu creuses en toi, et tu cherches les savoirs et les savoirs-faire que tu aimerais connaître. Tu te renseignes sur la formation des astres, sur l’histoire humaine – enfin, surtout sa préhistoire. Tu apprends à dessiner et à donner vie aux traits tracés sur les pages.
Ensemble, vous racontez des histoires animées, chantées, représentées, inventées. Chaque jour, tu te lèves avec l’impatience d’appréhender quelque chose de nouveau, et de partager cette initiation avec le génie. Parfois, tu comprends avant ellui et tu lui expliques. Parfois, c’est le génie qui te permet de passer un blocage.
Trois ans ont encore passé quand le génie t’annonce qu’iel a trouvé son quatrième vœu. Vous venez de concocter un repas étrange, à base de techniques moléculaires, très beau et très excitant. Une bulle glacée a explosé sur ta langue, et délivré une poudre acidulée dans une mousse sucrée et chaude comme les baisers de ta grand-tante.
Tu lèves la tête vers le génie, un geste que tu effectues des dizaines de fois par jour.
— Je souhaites que tu annules ton deuxième vœu, dit-iel.
Tu réfléchis et tentes de te remémorer les événements de près de sept ans plus tôt.
— J’avais souhaité une infinité de vœux puis mille vœux, mais tu les avais refusés.
— Oui, confirme-t-iel. Il s’agissait de ton troisième vœu, que tu as finalement transformé en moins six vœux. Je te parle du précédent, de ton deuxième vœu.
Tu avais oublié, totalement oublié, que tu avais effectué des vœux, de vrais souhaits, qui avaient été exaucés, avant le dernier. Tu reposes ta cuillère et te frotte les tempes, à la recherche de cette demande qui t’échappe et te file entre les doigts. Pourquoi est-ce si dur ?
Enfin, avec un pincement au cœur, tu te souviens.
— J’avais souhaité ne plus ressentir de douleur.
Le génie hoche la tête. Il y a dans son regard violet une note bleue. Tu te mords la lèvre inférieure.
— Je… Je n’ai pas le choix, de toute façon, c’est ça ?
Tu lui en veux un peu, de te forcer à annuler ce vœu. Ça t’allait bien, de ne plus souffrir, de ne plus être la victime de la peine et de la tristesse. Tu aimerais te fâcher, mais tu n’y arrives pas vraiment, sans doute parce que tu crains la suite.
— Attends, écoute, t’interrompt le génie. Tu sais qu’on dit souvent que les génies sont fourbes, qu’on trouve toujours une façon de détourner les vœux à votre désavantage.
Tu hoches la tête. Oui, tu es au courant. Tu as d’ailleurs la nette impression de te faire flouer de telle sorte en l’instant présent.
— Ce n’est pas vrai, explique-t-iel. On ne choisit pas la façon d’exaucer vos souhaits, pas vraiment. C’est surtout que vous ne prenez pas toujours en compte les conséquences possibles de vos vœux.
Tu crispes la mâchoire, lèvres serrées. Tu ne veux pas devoir retrouver ta souffrance et tu sais que tu n’as pas le choix. Les explications du génie, même bien intentionnées, ne te rasséréneront pas. Iel te prive du bénéfice de ton propre souhait. Ce n’est pas juste. Ce n’est pas gentil. Pourquoi te trahit-iel ainsi après tant de temps passé ensemble ? Après avoir construit avec toi une si belle complicité ? Un lien si fort ?
— Je sais que mon souhait ne te plaît pas, ajoute-t-iel. Mais je te jure que…
Iel s’interrompt et prend sa tête dans ses mains. Tu sens son désarroi. Tu n’arrives pas à te lever pour offrir ton aide. Tu as un trop gros nœud dans la poitrine pour mettre ton égoïsme de côté.
— Je n’ai pas eu le choix que d’exaucer ton deuxième vœu, reprend-iel enfin.
Il y a des larmes scintillantes au coin de ses yeux. Elles paraissent teintées de rose, remplies de paillettes, et dégagent un parfum de fête foraine.
— Seulement, on ne peut pas juste engourdir la souffrance. Si on l’étouffe, on étouffe aussi la joie et le plaisir. Ça fait presque sept ans que je suis avec toi, poursuit-iel, et tu n’as jamais exprimé de véritable bonheur. Tu n’as jamais non plus été triste, oui, mais c’est un prix trop cher à payer.
Ton pincement au cœur te submerge au moment où tu acceptes d’exaucer son souhait et tu fonds en larmes. Iel a raison, tu le sais. Tout était étouffé, tu ne souriais que par réflexe ou en miroir, tu devinais que tu aurais dû ressentir plus que ça, mais tu n’y parvenais pas. Parce que tu ne voulais pas souffrir. Plus souffrir, plus jamais comme ça, comme au moment où tu avais trouvé la lampe.
Le génie se lève et te prend dans ses bras. Tu te blottis contre son ample poitrail et tu pleures, tu pleures, tu pleures. Sept ans de chagrin refoulé, c’est long à expurger. Le génie ne te lâche pas, te murmure des consolations à l’oreille, te berce et pose des baisers à la barbe-à-papa sur ton front, tes paupières trempées, l’arête de ton nez, tes pommettes et tes joues.
Tu finis par t’endormir dans ses bras. Exaucer ce quatrième vœu a vidé ton énergie.
Le lendemain, tu as l’impression d’avoir ouvert les volets et les rideaux de ton esprit. Le soleil rentre à flot, illumine ton humeur et tes émotions. Tu ris de ressentir à nouveau et tu remercies le génie.
— Ce n’était pas vraiment un vœu pour toi, lui reproches-tu avec tendresse, ta main dans la sienne.
— C’est ce que tu penses ? te répond-iel et tu te noies dans l’océan améthyste de son regard.
Tu serres sa main sans répondre et savoures la bouffée chaude et légère qui t’emplit la cage thoracique et envoie ta tête dans les nuages.
— Merci, ajoutes-tu cependant et le génie n’a rien à répondre.
Les jours passent, et les semaines, et les mois et même les années. Tu partages ta vie avec le génie, ou peut-être que c’est l’inverse. Ensemble, vous apprenez quelque chose de nouveau, chaque jour. Parfois, sans grand succès, parfois avec un enthousiasme déchaîné. La maison s’agrandit encore, le jardin devient une jungle rebelle et sublime. Le potager produit les plus beaux légumes de son existence sous les soins attentifs du génie.
La famille revient de temps en temps. La carrière des parents est mondiale désormais, et c’est à toi, à ta maison – enfin, à celle de ta grand-tante – qu’iels attribuent leur réussite. Les enfants ont bien grandi, et t’enlacent comme un membre de leur famille soudée, et le génie aussi. Tu te réjouis toujours de leurs visites imprévues, irrégulières et merveilleuses.
Et surtout, entre deux, tu admires leur réussite, tu partages ta fierté avec le génie, comme si le père, la mère et les adelphes étaient ta propre descendance.
Les enfants n’en sont bientôt plus, mais des adultes qui embrassent des objectifs ambitieux sans fléchir. L’aînée s’intéresse à l’écologie, et développe des technologies pour préserver la vie sur Terre. Le cadet a ouvert un restaurant d’où personne ne sort sans verser des larmes d’émotion pure – vous avez testé, le génie et toi, et vous n’y avez pas coupé. Vous y retournez presque tous les ans, à l’anniversaire de votre rencontre.
La benjamine, elle, écrit des histoires, avec ses amoureuses, dans une maison biscornue à la montagne. Elle a rédigé un roman sur un génie et tu te reconnais dans l’acolyte du protagoniste. Son œuvre a fait le tour du monde, comme vous des décennies auparavant, et elle ne quitte que peu son bureau : « J’ai tant d’histoires à raconter et si peu de temps sur Terre ».
Un soir, tu te tournes vers le génie :
— Tu sais qu’il te reste toujours deux vœux ?
Iel te regarde, t’attire contre ellui dans le canapé, et te murmure à l’oreille :
— Je souhaite rester avec toi.
Tu ris et tu protestes que ce n’est pas un vrai vœu, ou plutôt que c’en est un gâchis, car tu ne le chasserais jamais, qu’iel pourrait rester avec toi sans utiliser un souhait pour ça. Le génie hausse les épaules.
— Comme ça, pas de doute possible.
Suite et fin par ici !